Souvenirs du rivage des morts, de Michaël Prazan
Une chronique de Cassiopée
C’est un grand-père paisible, veuf depuis peu. Il passe quelques jours de vacances dans un hôtel luxueux avec ses petits-enfants et sa belle-fille, Hiromi. Il n’a pas une grosse retraite mais son fils, qui a bien réussi, paie le séjour. D’ailleurs, ce dernier rejoindra les siens bientôt. Ce papy, Monsieur Mizuno, profite de sa famille, des agréables moments passés avec les petits, apprenant à nager à l’un, racontant des histoires, « tricotant » des souvenirs, se reposant aussi ….
Et puis un regard et tout bascule…. Un regard ce n’est rien pourtant, mais celui-ci va faire office de grain de sable dans la belle mécanique bien huilée de sa vie. Pourquoi ? La personne dont il croise les yeux est un allemand, connu il y a longtemps dans un passé qu’il a voulu oublier, soigneusement enfoui au plus profond de lui.
Un regard et tout change. Les cauchemars reviennent, les nuits agitées se réinstallent, la peur lui noue les tripes, il perd la maîtrise. Il tremble. Et si ce qu’il a construit année après année s’écroulait ? Quel avenir aurait-il ? Il essaie de se faire discret, de ne plus y penser. C’est peine perdue. Les réminiscences remontent, violentes, encombrantes, effrayantes, douloureuses. Elles l’envahissent, le submergent et le laissent vidé, défait… Mais pourquoi ? En plus, Hiromi semble se poser des questions….
Cet homme, dont le véritable nom est Yasukazu Sanso, a été combattant de l’Armée rouge japonaise. Qu’est-ce qui l’a conduit à faire ce choix, lui qui était parti étudier à Tokyo ? Qu’est-ce qui pousse un être humain à commettre l’irréparable, à devenir une machine de guerre ? Comment Yasukazu s’est-il construit ? Quelles ont été ses décisions ? En quoi ont-elles influencé le cours de son existence ? Aurait-il pu faire autrement ?
C’est avec une plume d’une qualité indéniable que Michaël Prazan nous présente le passé et le présent de cet aïeul. Trois jours pour ici et maintenant, plusieurs années (de 1968 à 1974) pour « l’avant Monsieur Mizuno ». On découvre le cheminement de l’étudiant, les raisons qui l’ont poussé à faire sien les combats des activistes de l’Armée Rouge. Monsieur Mizuno est attachant, il semble fragile, fatigué, on s’interroge sur ce qu’il va devenir. En retournant en arrière, le lecteur découvre ce qui a été vécu dans différents lieux du monde (je ne veux pas en dire trop). C’est parfois très dur, et lorsqu’on sait que ça a existé, c’est encore pire.
Remarquablement documenté, (en fin d’ouvrage l’auteur a écrit une note complémentaire), ce récit globalement véridique fait froid dans le dos. C’est âpre, terrible, dur. C’est la folie des hommes dont il est quasiment impossible de sortir indemne. Monsieur Mizuno vit avec ce fardeau sur les épaules. Pendant quarante ans, il a réussi à vivre avec, non sans peine, et puis un regard a tout déséquilibré.
L’écriture de l’auteur est puissante. Les phrases courtes, parfois sans verbe, résonnent en nous. Comme les bruits qui accompagnent certains actes et qui hantent le vieillard. Ils rythment le récit, comme autant de coups de poings reçus pour ne pas oublier, pour ne pas faire « comme si » …. Ce recueil est passionnant, intéressant, il tient le lecteur en haleine sur les deux aspects qu’il présente.
Cette lecture m’a secouée car elle m’a fait connaître des faits que j’ignorais et qui interrogent sur l’homme et ses dérives. Je ne connaissais pas cet auteur et je suis admirative du travail de recherches qu’il a dû effectuer. De plus, tout sonne juste, nous interpelle, et nous captive. C’est un ouvrage à lire absolument !
Éditions : Payot & Rivages (8 Septembre 2021)
ISBN : 978-2-7436-5369-9
370 pages
Quatrième de couverture
M. Mizuno coule une retraite heureuse après une vie sans histoire. Du moins c’est l’image qu’il s’applique à donner. Car son vrai nom est Yasukazu Sanso , ancien activiste de l’Armée rouge japonaise ayant déjà tué, et de sang-froid. La rencontre fortuite, à Bangkok, avec un vieux camarade va déclencher la mécanique implacable du souvenir. Comment, en quête d’idéal, s’est-il laissé embrigader dans les mouvements universitaires des années 1960 ?