Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Pages

Publié par collectif-litterature

soliste.jpgUne chronique d’Emmanuelle.

 

Soliste est un récit mêlant réalité et fiction qui dessine un portrait de Glenn Gould en reprenant la structure des Variations Goldberg que ce virtuose hors normes avait popularisées avec son dernier enregistrement considéré comme son testament musical.

Ce n'est pas la première fois que Laure Limongi, écrivain doublé d'une musicienne, s'intéresse à l'image en évoquant une "icône planétaire" du monde de la musique et aborde le thème de la singularité et de la reproductibilité en faisant revivre un homme après sa mort. Dans Fonction Elvis (1), elle l'avait fait au travers des multiples sosies du "King", tandis que dans ce dernier roman elle met en scène une sorte de clone un peu effacé dont on ne sait pas bien au départ s'il est le fantôme du pianiste canadien revenu sur terre trente ans après sa disparition ou la simple imitation d'un faussaire.

 

Dépassant la mécanique obsessionnelle des célèbres manies de son double personnage, elle évoque la personnalité profonde d'un artiste en recherche d'absolu, hanté par «l'idée du Nord», par la «pureté du son», qui à trente-deux ans avait refusé de continuer à se produire en concert, fuyant le contact direct avec le public au profit des enregistrements en studio pour s'enfermer dans un «duo vrai» : seul avec la musique. Et elle ajoute une autre dimension au livre en nous interrogeant sur l'humain, sur le rapport de l'homme à l'autre et à l'univers dans notre société de consommation et de communication virtuelle, sur notre perception et notre représentation du monde.

 

Ce n'est pas non plus la première fois que ce chef-d'oeuvre de Jean-Sébastien Bach portant au sommet l'écriture contrapuntique fascine un écrivain. Dans son roman intitulé Les Variations Goldberg (2), Nancy Huston en avait déjà adopté l'architecture en 32 morceaux : une aria introductive reprise dans un "da capo" après trente variations. Et deux ans plus tard, en 1983, Thomas Bernhard lui avait aussi associé un hommage à Glenn Gould dans Le naufragé (3), prenant pour héros un pianiste incapable de "surpasser son modèle" qui finit pendu, prétexte à un long soliloque du narrateur sur le thème du suicide et du "processus de dépérissement" qu'est l'existence.

 

On ne s'étonne guère que ces Variations Goldberg «à la fois classiques et contemporaines» qui «s'inscrivent dans une mémoire» et ont été "composées à l'origine pour la sérénité du coeur" aient aussi séduit l'auteure d'Indociles(4). Mais son récit, contrairement à celui de l'écrivain autrichien, tourne autour de la vie dans un «memento mori» joyeux, et Laure Limongi qui assurément «n'a pas peur des cendres» y décline ses «variétés de gris», sa «vérité» plus «ternaire» qu'univoque s'y accommodant de multiples nuances. Des variations qui s'appuient sur la basse continue de l'éternel passage du temps, «de la fuite inexorable des jours».

 

Soliste est une sorte de biographie touchante de Glenn Gould qui, derrière l'image de ce pianiste devenu machine, ayant quasiment fusionné avec son instrument, fait apparaître les aspirations et les manques de l'homme. Laure Limongi y incorpore de plus de manière assez vertigineuse d'autres biographies plus ou moins fictives de personnages réels excentriques ou de faussaires de génie, creusant ainsi le thème de la normalité et de la folie comme celui du mensonge et de la copie.

C'est aussi une véritable narration romanesque s'attachant à des personnages fictifs, et notamment l'histoire d'une quête identitaire et d'une double renaissance : celle d'un jeune homme envahi par l'histoire d'un autre et d'une jeune femme submergée par les histoires des autres qui vont peu à peu retrouver leur propre mémoire et ce contact sensoriel spécifique aux êtres vivants. Une belle et mystérieuse histoire de rencontre menée avec beaucoup de sensibilité et d'habileté, l'auteure entretenant toujours un certain suspense, ménageant un retournement à mi-parcours ainsi qu'une chute inattendue avant de nous ramener à la scène introductive dans une perspective toute différente, son "da capo" s'ouvrant sur une note d'espoir en suggérant un nouveau départ.

 

Et la musique ne donne pas seulement une cohérence globale à l'ensemble en influant sur la structure du récit, elle pénètre aussi la substance-même de l'écriture. Tout le champ sémantique musical investit en effet la langue quel que soit le domaine abordé, et les sons et les silences, les ellipses et les accumulations, les rythmes comme les tonalités, les répétitions, les modulations et les imbrications de motifs, les entrelacements de voix y sont traités dans une complexe partition. Déroulant une écriture fluide et chatoyante, ludique et malicieuse, toujours en mouvement, préparant insensiblement chaque inflexion, chaque variation, l'auteure réussit à assurer un équilibre harmonieux dans une sorte de chorégraphie dessinant une «ligne continue». Une partition savante, brillante, mais si discrètement maîtrisée qu'elle donne une impression de simplicité et se lit avec beaucoup de facilité et de plaisir.

Un café animé dont on passe régulièrement la porte dans un sens ou un autre semble le pivot des variations de Soliste. S'y croisent, plus qu'elles ne s'y rencontrent réellement, les voix des habitués convergeant vers la serveuse. Eve, la petite coiffeuse toujours insatisfaite qui lit Schopenhauer entre deux brushings, s'y interroge sur le sens de son existence routinière en la prenant à témoin, tandis que René, jovial et malicieux pâtissier à la retraite sans cesse ragaillardi par sa Misette, l'interpelle en lui vantant l'érotisme de sa compagne dans les situations les plus inattendues. Quant au mystérieux Frédéric, amant supposé de la pharmacienne, amateur d'art et cinéphile faisant probablement une thèse sur les faussaires, il étale inlassablement ses connaissances pour captiver son auditoire. Seul un quatrième et discret personnage, «l'habitué de 8h 10», sorte de réincarnation de Glenn Gould, préfère au contraire l'ombre et le silence. Et sa «capacité à dire sans prononcer la moindre parole» fascine la jolie serveuse qui tente timidement d'attirer l'attention de ce beau jeune homme si «étrange et familier» ...

Variant les éclairages et les points de vue - extérieurs ou intérieurs – Laure Limongi alterne, entremêle et superpose ses multiples voix (jusqu'à celle d'un poste de télé) en changeant de narrateur, passant sans cesse d'un narrateur extérieur – qui ne dédaigne ni le "on" ni le "tu"- au"je" de ses divers personnages et même à un "nous" semblant associer le lecteur à sa propre voix dans un chapitre portant la signature numérique (5) de l'illustre compositeur des Variations Goldberg. Un foisonnement qui évite toute cacophonie car elle sait estomper ou accentuer tour à tour ces voix par différents procédés (6) pour ménager leurs entrées et nous les faire suivre individuellement tout en les entendant globalement.

Ces vies exceptionnelles que nous conte Laure Limongi s'enrichissent des vies ordinaires auxquelles elles se mêlent tout en leur donnant plus de relief. Avec un regard à la fois aigu et tendre, maintenant toujours une distance comique, l'auteure nous livre ainsi une chronique assez tchékhovienne de la vie, soulignant tout ce qu'elle inclut de désirs et d'espoirs, de frustration et de médiocrité, mais aussi de moments de grâce, évoquant avec humour et poésie toutes ces imperfections et ces contradictions qui en font l'humanité, tous ces "petits riens" qui en font le prix. Une chronique légère, drôle et émouvante, maniant les contrastes et les paradoxes, qui nous invite à rire de nous-mêmes et à regarder l'autre, à nous souvenir et à voir la beauté, à réfléchir et à nous attendrir.

 

Et c'est avant tout sa propre musique que nous fait entendre ce jeune écrivain qui semble parfaitement savoir où il va et affirme avec sûreté et subtilité une voix originale et authentique. Aussi attendra-t-on ses prochains livres avec beaucoup d'intérêt.

 

Emmanuelle Caminade (L’or des livres)

 

Soliste,
Laure Limongi,
éditions inculte, mars 2013,
180 p.

 

_________________

 

1) http://www.leoscheer.com/spip.php?article467

2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Variations_Goldberg

3) http://www.laparafe.fr/2012/12/le-naufrage-de-thomas-bernhard/

4) http://www.leoscheer.com/spip.php?article2333

5) Le nombre 14, somme des lettres de BACH (selon leur position dans l'alphabet)

6) Une brève période d'incertitude sur l'origine des voix qui entrent aiguise ainsi par exemple notre attention, des caractères italiques renforcent la voix de l'intéressant documentaire télévisé en bruit de fond que l'on suit parfaitement en même temps que le discours de la concierge à son locataire ...

 

A propos de l'auteure :

 

Laure Limongi qui est née en 1976 à Bastia est écrivain et éditrice. Elle a publié plusieurs romans – notamment Fonction Elvis (2006) et Le travail des rivières (2009) – et un essai littéraire, Indociles(2012). En tant qu'éditrice elle a créé la collection "Laureli" aux éditions Léo Scheer qui a contribué à faire redécouvrir l'oeuvre d'Hélène Bessette, et elle continue désormais son aventure aux éditions Inculte. Elle a aussi été la voix d'un disque du compositeur Pierre Henry et participe à de nombreuses lectures publiques.

Site de l'écrivain : http://laurelimongi.com/

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Je précise que cet article a été publié en priorité le 29/04/13 sur la revue littéraire en ligne La Cause littéraire
Répondre