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Publié par collectif-litterature

"L'homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger", de Bernard Maris

Une chronique d’Emmanuelle.

En prolongement du Principe de Jérôme Ferrari, et en hommage à Bernard Maris.

C'est la place accordée par Jérôme Ferrari à Ernst Jünger dans Le principe qui m'a rappelé ce petit essai littéraire datant de 2013 du regretté Bernard Maris assassiné avec ses camarades de Charlie Hebdo : l'hommage y semblant rendu à ce grand écrivain allemand, ainsi que la façon dont ce personnage accompagne le héros au long du livre comme une sorte de négatif révélateur ou une autre face du possible.

Bernard Maris, saisi par la beauté de Ceux de 14 (1) et d'Orages d'acier (2), s'étonna que Maurice Genevoix et Ernst Jünger, «les deux plus grands écrivains de la Grande Guerre» - qui, très jeunes officiers, se firent face en 1915 lors de la boucherie des Eparges - n'aient jamais cherché à se rencontrer. Aussi organise-t-il cette rencontre, entrecroisant leurs récits en pointant les convergences et les divergences. Des écrits dont la sincérité, l'honnêteté, révèle aussi sans fards la personnalité plus ou moins complexe de leurs auteurs.

Maurice Genevoix  et Ernst Jünger, comme l'adjudant Conti d'Un dieu un animal - c'est l'auteur qui le remarque -, étaient "venus pour la guerre, la seule raison valable, la guerre, ces histoires de défaite et de victoire ne [les] intéressaient pas". Jünger s'affirmait certes un prédateur plus «lansquenet» que guerrier, exaltant cette virilité sauvage revivifiant «une civilisation tiède et douillette», mais tous deux aimaient la guerre, sa joie et son ivresse, l'«érotisme du combat». Et nous découvrons ces deux hommes dans la même bataille : «deux guerriers terribles, deux tueurs, deux chefs remarquables sous le feu».

L'un dit la grandeur et même la «surhumanité» des soldats allemands, glorifiant l'armée et la nation, l'autre affirme son devoir de solidarité avec ses hommes en cherchant «le visage des individus», ainsi que son attachement à la terre. Tous deux «décrivent les mêmes actions, les mêmes horreurs, les mêmes regards, les mêmes joies», mais ils n'ont pas fait la même guerre. Jünger est un «écrivain-né», un penseur qui philosophe, analyse, juge, prévoit, alors que Genevoix, témoin que la guerre a fait écrivain, est dans le concret.

Et c'est un peu «comme si les deux écrivains regardaient deux faces d'une même pierre posée au milieu des hommes depuis l'origine des temps»: «une pierre fascinante», révélatrice, qui va permettre au lecteur de «comprendre les hommes, leur passion pour la mort et pour la vie» en empruntant ces «deux chemins vers la vérité de la Grande Guerre».

 Jünger récrit sans cesse, contrairement à Genevoix qui se contente de tout rapporter méticuleusement, mais tout est vrai dans leurs écrits qui refusent le romanesque. Tous deux nous font voir «la mort de près» et sont à leur manière des poètes, et c'est ce qui fait leur force. Mais si Genevoix est obsédé par ces pauvres morts, par l'ombre qui voile leur regard à l'instant du grand passage, «c'est «la Mort avec un grand M, la déesse à laquelle on sacrifie et qui dès lors devient sacrée» qui intéresse Jünger.

Après les Eparges, cette guerre va changer les deux hommes. Elle enseigne la compassion à Genevoix qui, bouleversé par la mort de son ami, cesse de l'aimer pour «aimer la vie jusqu'aux plantes et aux arbres». Jünger au contraire, pour qui la guerre exprime la vie dans toute sa violence, se durcit alors que la défaite se profile, s'acharnant à la rendre belle. Il lui faut «révérer» aussi cette nouvelle guerre où on tue «comme à la chaîne» à des «cadences infernales» : une guerre qui n'oppose plus des soldats mais se mue en affrontement de machines, qui «n'est pas le finale de la violence» mais «en est le prélude». «Même la science a perdu son impassible impartialité» et le savant «transforme la science en technique de meurtre». Jünger renverse alors les choses : «accablé par la technique (...) le guerrier va se faire forgeron». «La technique sera serve de la violence entre les mains du travailleur».

Et il faudra attendre le second conflit mondial pour que l'officier de la Wehrmacht qui dès ses débuts refusa de cautionner le régime nazi, claquant ostensiblement des talons pour saluer les Juifs porteurs de l'étoile jaune, n'aime plus la guerre. Pour que bouleversé à son tour, par la mort de son fils et les bombardements souillant sa terre, il se montre enfin accessible à la pitié.

 

L'homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, cet essai captivant écrit d'une belle plume, se lit comme un roman. L'auteur y prend garde de ne pas abuser des citations qu'il intègre avec fluidité dans son récit sans jamais l'alourdir (un simple astérisque nous renvoyant non en bas de page mais à la fin du livre où nous pouvons retrouver les références exactes). Bernard Maris ne peut y cacher sa préférence de coeur pour Maurice Genevoix – dont il épousa la fille Sylvie qui partagea à ses débuts cette entreprise d'écriture avant que la mort ne l'en écarte – mais il se montre honnête avec la figure si controversée de Jünger.

Et si le lecteur est touché par la simplicité et l'humanité du premier, il est fasciné par la lucidité visionnaire du second, par la complexité de sa personnalité, par cet homme dont on ne connaîtra jamais le mystère, pas plus que celui de Werner Heisenberg.

«Nous avions oublié à quel point les poilus furent des guerriers acharnés et Genevoix comme Jünger évacuent définitivement l'image du troupeau» :

ce n'est pas le moindre enseignement de ce livre qui a aussi le mérite de rappeler la beauté de «deux textes sublimes», incitant le lecteur à les lire ou les relire. Et même si pour Genevoix les hommes sont plus grands que la guerre, on reste marqué par le «message terrible» de Jünger : «il y a la guerre parce que le meurtre est en chacun de nous». «La guerre révèle l'essence de l'humain».

 Emmanuelle (Blog : l’or des livres) )

 

L'homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Bernard Maris
 Grasset, octobre 2013,
180 p., 16 €

 

"L'homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger", de Bernard Maris
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