Rouge majeur, de Denis Labayle
Nous sommes ici plongés dans l’univers de la peinture et d’une création précédée des tous les tourbillons du vertige, jusqu’à y jouer sa vie, jusqu’à y perdre sa peau.
Après avoir entendu en concert l’œuvre de Weber, Nicolas de Staël n’a qu’une pensée en tête : réaliser une œuvre picturale qui fera jaillir des notes, d’où émanera le sentiment musical comme un accord parfait entre peinture et musique.
Ce sera l’œuvre de la renaissance et le moment total où l’esprit, en dépeignant le monde, renait et se détruit. N’ayant de cesse de quitter Paris pour Antibes, il rencontre un jeune journaliste américain en quête de lui-même, qu’il convie à la naissance de cette œuvre unique, au moment solennel de la création, de cet avènement douloureux de l’idée jusqu’à sa concrétisation sur la toile. Le journaliste sera son protecteur, son allié et son « ange gardien ». Les premières scènes du livre se situent dans un Paris tout à la fois en reconstruction et en ébullition artistique, celle des années 50, au moment même où Picasso, Braque, Char tissèrent les premiers embryons de leurs œuvres maîtresses.
Denis Labayle nous entraîne à leur suite dans une soirée mondaine après ce fameux concert et nous restitue le charme suranné des discussions vives, piquantes, de ces intellectuels en pleine recherche, se fourvoyant parfois dans la voie sans issue du stalinisme, à l’instar de cet écrivain masqué Marc Salliou (un Roger Vailland mâtiné de Louis Aragon).
Mais Nicolas de Staël est ailleurs, tant son obsession le rend prisonnier de lui-même et l’abonne seul à l’acte pictural. À ses côtés, Jack Tiberton redécouvre le sol français qui l’a si mal accueilli – il fut l’un des premiers à sauter des embarcations américaines au moment du débarquement en Normandie le 6 juin 1944 – et reste à jamais meurtri dans sa chair et dans son âme par un éclat d’obus. Beaucoup d’entre eux rentrèrent au pays sans être reconnus, oubliés par leurs congénères, parfois reniés par la France gaulliste. Malgré tout, il reste nostalgique des ces petites rues parisiennes, de la vie culturelle du « vieux » continent et garde dans son cœur une place de choix pour l’amour vif de la belle Madeleine. Cette amitié entre l’artiste et le journaliste nous restitue la complétude d’un individu : celui qui est toujours ailleurs et celui qui veut rester sur terre.
L’émotion pure du peintre nous émeut et nous effraye à la fois, c’est une âme slave en ébullition constante, oscillant entre l’enthousiasme et la dépression, sans demi-mesure, passant d’un projet brulant à la plus cruelle des désillusions. Le confident est en retrait, écoute les secrets d’un génie, s’exaspère de ses exaltations, est présent lorsque le peintre chuchote à mi-voix son désarroi ou crie son dégoût des contingences matérielles. La tragédie se met en place progressivement sous le beau soleil de Côte d’Azur sur laquelle fondent tous les tourments ; « la peinture de Nicolas de Stael est en effet suivant ses mots entre “l’ordre et le chaos. Regardez chez moi tout est déchirure : j’aime le chaos ordonné”.
Le lecteur ne sortira pas indemne du roman.
Eric Furter
Rouge majeur
Denis Labayle
Editions dialogues
215 pages ; 18,50 €