Pour seul cortège, de Laurent Gaudé
| Cavalier sans tête et pleureuse tragique pour seul cortège...
Une chronique de Nicole. Ils le regardent danser dans Babylone, ils l’accompagneront dans son dernier voyage. Pour seul cortège, une écriture incantatoire rythmée par les cris des pleureuses, le vent des espaces infinis et la légende d’un héros. « Cela fait des semaines qu’ils vivent ainsi de banquets en banquets, des semaines qu’ils fuient la lumière du jour qui leur vrille le crâne après leurs nuits d’ivresse. Ils mangent chaque fois comme si c’était leur dernier repas, ils chantent chaque soir comme s’ils voulaient repousser le plus longtemps possible le moment où le jour, tristement, se lèverait sur les rues vides de Babylone. » |
Alexandre le Grand va mourir à Babylone. « A qui appartiens-tu, Alexandre ? » demande la mère de celui-ci.
« Au premier spasme, personne ne remarque rien et ceux qui l’entourent rient encore ».
Le livre démarre avec deux courts paragraphes qui ne contiennent aucune notation personnelle.
« Il », c’est Alexandre, celui qui suscite l’admiration et l’effroi.
« Elle », Dryptéis, fille de Darius, roi de Perse, vaincu par Alexandre, incarnation de la fidélité, du courage et de la grandeur : « Moi, Dryptéis, reine des vaincus, je demande au silence qui m’entoure : vers quoi vais-je aller maintenant ?… J’ai perdu mon père, mon trône, mes palais. J’ai été chassée de l’éternité du pouvoir par des hordes de cavaliers qui mangeaient la terre avec joie. »
Alternance de pronoms, je, tu, il, elle, comme les pièces d’un échiquier sacré où toute fonction est décidée pour l’éternité, et c’est bien de cela qu’il s’agit.
Alexandre va mourir et envoie chercher Dryptéis, sœur de Stateira, la femme qu’il a épousée pour sceller le nouveau et l’ancien monde. Dryptéis doit ramener leur grand-mère, Sisygambis, celle-ci qui, telle un oracle, doit dire si Alexandre va vivre ou mourir.
« Sisygambis se tourne alors vers ceux qui sont là et dit d’une voix neutre : « Il a fini sa vie… » Aucun d’eux, Perses ou Macédoniens, ne réagit. Ils sont assommés. Mais elle n’a pas tout dit. Elle les regarde calmement, puis elle ajoute : « … Mais cet homme ne sait pas mourir. »
Alexandre meurt et tout se disloque; une impitoyable guerre de succession entre ses généraux, avec trahisons, meurtres et déchirements internes, éclate l’immense empire.
Commence alors la longue errance du convoi funéraire qui fait à rebours le chemin d’Alexandre : « C’est une ville entière qui avance. Derrière le catafalque et les pleureuses, il y a une longue colonne de chariots : les cuisiniers, ceux qui s’occupent des bêtes. Chaque nuit, il faut faire un campement, et chaque matin repartir.
Le convoi progresse avec une lenteur d’insecte, les femmes pleurent toute la journée, le regard dans le vide, comme en transe. »
Dryptéis a choisi de faire partie du cortège des pleureuses, le plus sûr moyen pour elle d’échapper à l’empire.
Mais Alexandre ne sait pas mourir… Sa parole hante la jeune femme, puis celle de ses compagnons les plus fidèles.
Entre la guerre des chefs, le vol de son sarcophage pour le prestige et l’héritage qu’il représente, tout n’est que chaos. Alexandre finira par trouver le repos grâce à Dryptéis et à ses compagnons, en un final grandiose de résurgence des morts pour l’éternité de la gloire d’Alexandre. « Je suis là, à jamais, j’enveloppe tout du regard, écoute, Dryptéis, les mondes inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain, écoute. A qui appartiens-tu, Alexandre ? Tu leur diras, Dryptéis, toi qui fus la seule à voir l’armée des morts enter en terre et les cinq cavaliers du Gandhara périr en pleine course, tu leur diras, A qui appartiens-tu ? A mes compagnons lancés au galop dans la plaine et à l’éternité qui s’ouvre devant moi. »
Alexandre ne sait pas mourir, et le texte lancinant, plein de fulgurances poétiques, de fureur et de sang de Laurent Gaudé lui redonne un souffle d’éternité. L’histoire oubliée du périple de la dépouille d’Alexandre resurgit avec force, et avec elle l’envie de reprendre un livre d’histoire pour nous plonger dans l’épopée.
Un conseil : dégustez le texte, ne le dévorez pas. Il est fait pour être déclamé dans votre tête, le rythme est si entêtant qu’il faut le savourer à petites doses pour que l’ivresse ne se transforme pas en poison.
Nicole Giroud ( Papiers d'arpège )
Pour seul cortège
Laurent Gaudé
Actes Sud, août 2012
ISBN 978-2-330-01260-1