Mr Gwyn, de Alessandro Baricco
Une chronique d’Emmanuelle.
Mr Gwyn, avant-dernier roman de l'écrivain italien Alessandro Baricco, renoue avec la veine d'Oceano mare et surtout de Seta. . Son énigmatique héros y affronte en effet l'inconnu dans une démarche délicieusement absurde et poétique, tentant avec une ténacité sereine et une précision méticuleuse de réaliser quelque chose d'impossible, ou du moins de difficilement pensable.
Ancien accordeur de piano devenu auteur à la mode, Jasper Gwyn, personnage solitaire obsédé de pureté, a soudain la lumineuse intuition qu'il doit rompre avec les masques de son ancienne vie et quitter l'habit d'écrivain. Il décide ainsi de cesser d'écrire des livres et de prendre de la distance, de disparaître aux yeux du public. Mais Tom, son agent littéraire et seul ami, qui a du mal à bien comprendre cette décision, ne perd pas pour autant sa trace, sachant le relancer jusque dans une de ces laveries qu'il fréquente régulièrement, en lui envoyant sa jeune stagiaire Rebecca munie d'un portable ...
«L'exercice de l'écriture» vient cependant à manquer à Mr Gwyn qui ne peut se passer de choisir des mots et de les organiser en phrases, d'imaginer des scènes et des dialogues, d'écrire dans sa tête des morceaux de romans. Dans chaque activité de la vie quotidienne, il déroule ainsi en parallèle, comme cela arrive à chacun d'entre nous, toute une «écriture mentale clandestine».
La rencontre incongrue d'une vieille femme semblant venir d'un autre monde - et qui continuera longtemps à l'accompagner après qu'il en aura perdu la trace -, puis le choc de portraits exposés dans une galerie de peinture lui indiqueront comment recycler dans sa nouvelle vie cette écriture qui lui est si nécessaire en exerçant le métier de copiste. Il ne copiera pas des textes ou des données chiffrées mais des gens ! Il «écrira des portraits» à la demande moyennant finance, faisant poser ses modèles dans leur nudité première non pour les décrire mais pour peindre l'au-delà de leur regard avec des mots. Des portraits dans lesquels ces personnes puissent intimement se reconnaître.
Alors qu'il n'a qu'une idée très vague de l'objet qu'il va réaliser, Mr Gwyn met longuement et soigneusement en place, avec une grande fantaisie et un extrême souci de la perfection du détail, tout un dispositif indispensable à l'exécution de ces portraits, dont chaque élément revêt une valeur symbolique manifeste : décor, couleurs, formes, sons et lumières, accessoires, accompagnement musical ou mise en scène...Tout doit concourir à ramener ces personnes «à la maison», à remonter à leur noyau secret, et sans doute à travers elles à permettre au héros de se retrouver.
Il s'essaiera à un premier portrait test avec Rebecca pour parfaire ce dispositif et préciser son comportement avec son modèle ainsi que la manière dont il va écrire ces portraits ou la forme sous laquelle ils vont se matérialiser. Et une étrange relation à la fois confiante et distante, entre confidences et non-dits, s'ébauchera peu à peu avec la jeune femme qui deviendra ensuite presque naturellement son assistante, gérant notamment ses rapports avec les nombreux modèles qui défileront dans son atelier. Jusqu'à ce qu'un jour Mr Gwyn se volatilise suite à une «erreur» décisive, emportant avec lui son mystère et celui de ses portraits. Un mystère que Rebecca, soucieuse de comprendre la relation particulière qui l'unissait à son ancien patron, tentera d'élucider quelques années après.
L'image de couverture, spécialement composée par l'éditeur, s'avère emblématique du roman. Il s'agit d'une empreinte digitale, trace unique à chaque individu, dont les lignes concentriques reprenant le texte de Bartleby, the scrivener (Bartleby, le copiste) – cette nouvelle de Melville qui fascine depuis longtemps l'auteur - s'enroulent comme un cocon autour d'un titre déclinant l'identité du héros. Un cocon tissé d'un fil de mots dont un jour Mr Gwyn s'extraira pour s'envoler tel un papillon de nuit.
Entrer dans un roman d'Alessandro Baricco c'est entrer dans une musique, une forme musicale ou au moins un tempo, une tonalité... Une musique qui sonne toujours juste, l'auteur se montrant attentif aux silences et aux nuances, aux alternances de rythmes et aux reprises de thèmes, à la couleur et à la texture des sonorités. Et ce roman ne fait pas exception affirmant d'emblée la lenteur de son allure - celle de la marche, propice à ce dédoublement des sensations enregistrées par le corps et des vagabondages de la pensée -, déroulant une musique lente et minutieuse, soignée jusqu'au plus infime détail.
Lenteur mais pas monotonie car le récit - dont les motifs saillants émergent en caractères italiques - est fragmenté en nombreux chapitres de longueur inégale et intègre des ruptures : des changements de lieux, des accélérations et des décélérations, des basculements et des renversements. Et la narration extérieure, alliant distance et proximité, après être passée par le regard du héros investira celui de Rebecca, sorte de pivot reliant tous les personnages du roman. L'écriture par ailleurs s'adapte toujours à la situation : poétique, très souvent - avec de merveilleuses trouvailles - pour tenter d'évoquer l'insaisissable, recourant à de jolies formules teintées d'une légère ironie pour marquer un certain recul, ou à une familière simplicité dans les dialogues entre les deux amis qui ne répugnent pas aux plaisanteries de collégiens.
Mr Gwyn est une sorte de thriller doux-amer, mélancolique et poétique, tendre et ironique, qui entretient et renouvelle le suspense tout en perpétuant l'énigme. C'est un roman en suspens, un équilibre harmonieux d'une extrême fragilité dont on doit parler avec précaution. Un roman cristallin tout en légèreté et en transparence dont les mots effleurent, suggèrent, sans rien imposer au lecteur, laissant une place importante à sa sensibilité et son imagination.
On ne saurait reprocher à Alessandro Baricco d'y reprendre les thèmes favoris qui parcourent son oeuvre en les organisant différemment pour nous conter une nouvelle histoire, ni d'avoir un style reconnaissable, tant nous nous immergeons dans sa musique avec bonheur. Mais ce génial artisan dont on ne peut contester la grande maîtrise reprend des procédés d'écriture déjà fortement utilisés, notamment dans Seta, ce qui, malgré leur grande efficacité, ôte parfois un peu de magie au récit.
On pense bien sûr en lisant Mr Gwyn au peintre d'Oceano mare s'attaquant à la peinture de l'océan avec de l'eau de mer, et à son complémentaire le professeur Bartleboom cherchant à écrire les limites de l'infini. On est renvoyé au parcours d'Hervé Joncour s'aventurant au-delà des frontières du monde connu dans ce "Japon invisible" produisant une soie si merveilleuse qu'on a l'impression en la saisissant de "tenir le néant entre ses doigts". Et si le parcours du héros, excepté un bref séjour dans une auberge espagnole, se concentre dans un espace londonien des plus restreint – tout en s'élargissant à une mosaïque de personnages très divers -, c'est avant tout un voyage dans un monde intérieur, un parcours vers l'autre, vers soi et vers la mort. Remonter à la nuit foetale pour savoir mieux vivre et s'éteindre, se préparer en douceur à quitter le monde, avec élégance.
Et ce livre accompagne le héros dans sa métamorphose, traverse avec lui toutes les frontières, évoquant parfois L'homme-joie où le poète Christian Bobin traversait "la mort à gué", célébrant sa sainte trilogie "lire, écrire, aimer" et s'émerveillant de l'illumination du cri de ces "reines" qui meurent au sein de la galaxie.
Alessandro Baricco se penche sur le mystère de l'existence, explorant au travers de son personnage d'écrivain les rapports du dedans au dehors, du réel à l'imaginaire, interrogeant notre présence aux autres et au monde. Il sonde l'essence au-delà de l'apparence, la représentation de soi et l'image offerte au regard de l'autre, la distorsion entre la matérialité du corps et l'esprit, mettant en lumière la grande solitude de l'homme, sa difficulté à communiquer, si ce n'est par les livres. Il donne ainsi tout son sens au métier d'écrivain, cet artisan, ce copiste sauvegardant des pages éparses de toutes ces vies éphémères, de tous ces romans qui ne seront jamais écrit
Un bel hommage à la littérature qui, ignorant les frontières, dresse le portrait le plus approchant d'une humanité à l'identité multiple. Un portrait universel et intemporel.
Emmanuelle Caminade (L’or des livres)
Mr Gwyn,
Alessandro Baricco,
Feltrinelli, novembre 2011,
158 p.