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Publié par collectif-litterature

Une chronique d’Emmanuelle.  

Dans Autour de moi, un premier roman choc, Manuel Candré explorait la mémoire, convoquant les images enfouies d'une enfance rurale marquée par la mort de la mère et la violence du père afin de revivifier ses souvenirs, faisant remonter une fulgurance de sensations précises liées à ce vécu disparu constitutif de son identité. Et son écriture poétique sensible et dépouillée, intense et haletante, réussissait à transformer ce matériau autobiographique en littérature. Aussi attendait-on avec un grand intérêt son second livre.

Le portique du front de mer surprend de prime abord tant il diffère du précédent par son atmosphère et son allure - son tempo -, mais il s'inscrit néanmoins dans une continuité, prolongeant ces pages finales d'une douloureuse beauté où le héros narrateur se retrouvait seul et désespéré, n'aspirant plus qu'à se "désagréger lentement sur la plage au matin" (le bref passage introductif en caractères italiques effectuant le raccord). Il semble procéder par ailleurs d'une démarche d'écriture similaire, une démarche de voyant faisant vibrer les mots, l'auteur s'attachant à peindre ses «paysages intérieurs» dans une série de tableaux, dotés chacun d'un titre, qui viennent s'organiser en récit.

Ce roman est né de la rencontre de Manuel Candré - il y a une vingtaine d'années - avec Vermilion Sands de J. G. Balard, un recueil dont la lecture a fait lever chez lui ces paysages intérieurs, et dont il reprend de nombreux éléments. On y retrouve surtout l'atmosphère des nouvelles très picturales de cet écrivain anglais - influencé par Max Ernst, Dali ou de Chirico et par la poésie de Rimbaud - dont la science-fiction très terrestre et assez peu anticipative s'apparente plus à un fantastique onirique surréaliste. Et le titre à connotation nietzschéenne (2) nous renvoie à l'énigme du Temps – le seul vrai problème philosophique selon Borges -, à ce portique nommé instant, point de rencontre de deux infinis : celui de l'avant et celui de l'après.

 Le portique du front de mer se déroule entre mer et désert dans la ville de R., une station balnéaire tombée en désuétude où résident apparemment quatre amis. Au narrateur, amateur de poésie et écrivain en devenir qui se révélera être «Manuel», s'ajoutent en effet Lucio, son premier lecteur et correcteur, et Joao, sorte de «jumeau manquant» dont l'apparition comme la disparition touche au cœur du mystère. Deux amis aux noms signifiants rejoints par Raymond Mayo, un personnage emprunté à Vermilion Sands. Plutôt désoeuvrés et grands consommateurs de bières, les quatre aiment se retrouver au «Zanzibar», café qui n'est pas sans évoquer cet ailleurs tant célébré par la littérature qui fut le terme rêvé de l'errance rimbaldienne. Et explorant cet espace «géomental», l'auteur nous invite à nous perdre avec lui dans les sables du Temps.

  Sous la lumière et la chaleur accablante de l'été, apparaissent de troublants phénomènes : d'étranges mirages, notamment, se forment et se dissolvent dans le désert tandis que des raies des sables s'y mettent à voler. Des signes prémonitoires semblant annoncer la «dissolution physique» de Joao dans sa chambre.

«Par où est-il passé? Dans quel recoin de l'univers se tient-il assis?»

Après le choc de cette disparition, les trois amis restants entrent dans l'automne. Ils sombrent dans l'apathie, errant dans une ville quis'enfonce dans la léthargie, «vidée de tout, humains et animaux, sentiments et valeurs». Seule la tristesse demeure. Le temps se met à «hoqueter» et les jours et les nuits raccourcissent «au profit des aubes et des crépuscules». Partant «voir derrière l'horizon» en espérant y trouver «un indice de la présence de Joao», les trois compagnons pénètrent alors une forêt de givre qui les conduit au cœur de l'hiver, les faisant échouer aux portes de la mort, et s'en retourner dans leur cité où ils ne retrouvent que «les vestiges d'un temps depuis longtemps révolu», comme au sortir d'une traversée millénaire.

On voit alors cesser «le collectif des trois», et se lever des pensées suicidaires. Jusqu'à ce qu'émerge chez le héros une soudaine compréhension de ce qui fait l'essence de nos vies et qu'il commence à reconstituer ce monde dilué grâce aux pouvoirs du récit, terminant ce roman sur la promesse d'un renouveau printanier : «tu ferais courir des mots puis des phrases sur l'écran et ça, ça s'appelle marcher, ça s'appelle vivre». Un éternel retour permettant de vaincre la mort.

Le récit s'articule en trois parties autour de la disparition de Joao (à la fin de la première), tournant souligné par une double rupture. Il est en effet précédé d'un éphémère et brutal passage à une narration extérieure (occasion de préciser l'identité du héros narrateur), et suivi d'une seconde partie utilisant une palette de couleurs radicalement différente. La narration progresse de manière à la fois linéaire et mouvante en superposant différentes scansions du temps : cycle immuable des saisons, prises de bières semblant battre la pulsation d'un réel s'amenuisant tandis que la succession des jours et des nuits, de l'éveil et du rêve, s'accélère. Et des reprises introduisent un balancement supplémentaire dans le texte.

L'écriture de Manuel Candré est avant tout sensorielle. Et s'il joue ici des couleurs avec une grande maîtrise, passant des couleurs vives (dont les contrastes font naître, un peu à la manière de Rimbaud, d'intenses vibrations) au «pastel appauvri» et aux teintes oppressantes du «spleen» baudelairien, il se montre attentif aussi aux odeurs, aux matières et aux textures, aux sonorités, provoquant une sorte de fusion des sens. Dans Le portique du front de mer, cette écriture prend beaucoup d'ampleur et se déploie sur un rythme lent, mais on retrouve la même économie de ponctuation, cette mobilité au sein des phrases donnant liberté aux images. Tandis que les rares points d'interrogation semblent réservés aux questions essentielles. Une écriture puissamment évocatrice qui traduit avec intensité les états d'âme du héros.

On se coule ainsi avec plaisir dans le tempo "largo" de ce nouveau roman, s'abandonnant à la beauté vibrante de ses paysages qui éveillent de nombreuses résonances. Et on s'installe dans cet univers poétique onirique qui, outre à R. et à B., semble faire écho de manière plus ou moins fugitive à de multiples poètes. Manuel Candré nous fait perdre le fil du réel, nous conduisant au bout du rêve et nous faisant entrevoir des mondes pressentis. Et il nous renvoie à nos propres perceptions du monde, à cet imaginaire qui nous constitue où convergent «réalité souvenirs fictions et fantasmes».

   Emmanuelle Caminade (L’or des livres)

Le portique du front de mer, Manuel Candré, éditions Joëlle Losfeld, 16 janvier 213, 160 p.

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