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Publié par collectif-litterature

serenade_d_ibrahim_santos.jpgUne chronique de Liliba.


Chacun connait le fameux petit village gaulois qui résiste farouchement à l’envahisseur… Mais avez-vous déjà entendu parler de Santa Clara ? C’est un tout petit village perdu au fond d’un pays des Caraïbes, mais qui pourrait se situer dans bien d’autres contrées. À Santa Clara, il fait plutôt bon vivre. On y cultive le meilleur rhum qui soit grâce aux techniques ancestrales et aux prévisions chantées du musicien météorologue Ibrahim Santos. Et puis on y vit tranquille, si tranquille que la révolution n’a pas touché cette contrée isolée… alors qu’elle a eu lieu il y près de vingt ans !


 Mais un beau matin, le Président-Général Alvaro Benitez décide de trouver d’où vient le sublime rhum qu’on lui a servi et envoie le capitaine del Horno en émissaire, car le village n’est même pas répertorié sur les cartes du pays, pour préparer ensuite l’arrivée d'Alfonso Benitez (premier ministre et frère du président) et d'Alvaro Ulribe, Ministre de l'Agriculture. Car ce rhum magique, envoutant, inégalable pourrait bien devenir le fleuron du pays, sa fierté, et leur permettre enfin d’avoir une vraie place parmi les plus grands pays de la planète.


 Mais quelle surprise lorsque le capitaine entre dans ce village du bout du monde où flotte encore le drapeau de l’ancien président, et où rien n’a été rebaptisé ! Avant la visite du frère du dictateur, il va falloir remettre tout ce petit monde dans le droit chemin et le voilà s’activant pour faire rebaptiser les rues, changer les portraits de l’ancien dictateur, apprendre l’hymne national aux habitants, et inciter la foule à crier « vive la révolution ! ».


 La première partie de ce conte est totalement délectable, drôle à souhait et je me suis surprise à relire plusieurs fois les pages pour en saisir toute la finesse, l’humour, le sens caché également. Car même si ce récit est traité drôlement et avec légèreté, le lecteur comprend bien vite qu’il se cache sous les mots bien autre chose. Impossible de ne pas penser à d’autres dictatures ou d’autres régimes politiques, et notamment à la Tunisie, pays de Yamen Manai, en proie au joug de son président alors qu’il écrivait ce roman (avant le fameux printemps 2011). Yamen Manai précise d’ailleurs dans la préface écrite en mai 2011 : « Je ne sais quel accueil aurait eu ce livre si le pays était toujours entre les mains de Bonnie and Clyde. Mes angoisses ont été réduites en cendres par le sacrifice d'un homme puis balayées par la révolte populaire. Que c'était magnifique ! Pourvu que cette montagne de dignité n'accouche pas d'une nouvelle souris manipulatrice. »


 Le conte devient par contre beaucoup plus noir et plus dur lorsqu’arrive dans le village l’ingénieur agronome Joaqu'n Calderon. Sa mission est d’appliquer les méthodes modernes de culture prônées par le Ministère de l’Agriculture et de faire oublier aux paysans leurs pratiques hors d’âge, pour favoriser le développement de la production. Il va arroser d’engrais ultra modernes les champs de cannes à sucre, utiliser les désherbants les plus puissants, fertiliser à tout va, construire une véritable usine, et n’est d’ailleurs pas peu fier quand les cannes s’élèvent à perte de vue et de hauteur dans les champs. Et bien sûr, il voue une admiration sans bornes à son fameux baromètre, qui peut calculer de façon scientifique le temps qu’il va faire, bien plus fiable que les prédictions d’Ibrahim ! L’auteur critique alors plus ouvertement la société de consommation, qui sacrifie son patrimoine pour d’hypothétiques rendements, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez avide et pressé.


 Yamen Manaï sous couvert d’un récit léger et drôle met le doigt sur l’absurdité des régimes totalitaires et souvent celle de leurs dirigeants. À cela, il oppose la sagesse du peuple, qui respecte les cycles de la nature, a gardé la foi dans les choses mystiques ou magiques et prend la vie comme elle vient en se réjouissant de ce qu’il possède, sans regretter ce qu’il n’a pas. Le bon sens contre la stupidité et la cupidité (sœurs jumelles), éternel combat… Comme nous sommes dans un conte, tout finira bien dans le meilleur des mondes et les « méchants » prendront une sacrée déculottée, mais laisseront malgré tout l’empreinte de leur passage dans le village, qui n’en sortira pas complètement indemne. Est-on jamais indemne de la bêtise humaine ? Il faut dire aussi que les habitants du village doivent subir la colère de Calderon, qui censure les sérénades, fait rechercher et confisquer tous les instruments de musique (antirévolutionnaires !) et devient violent. Il y aura même des morts…


 Le fantastique se mêle au récit poétique, et la magie rode dans ce pays, transportée par la musique d’Ibrahim Santos. Il faut dire que cet Ibrahim est un personnage bien mystérieux. Descendant de Salem Sandos, poète météorologue compagnon de Chistophe Colomb, et arrivé dans le village par hasard (hasard, vraiment ?), il annonce dans ses sérénades le temps à venir pour que les habitants du village puissent cultiver leur terre de la meilleure façon qui soit. C’est un mystique, tout comme la gitane Lia Carmen qui lit l’avenir dans le marc de café et a vu comment se terminerait l’histoire dans la tasse de Calderon.


 Ce roman a reçu, entre autres, le prix Biblioblog, et l’auteur, rencontré à Lille à la Librairie Tirloy, a raconté que l’idée de ce roman lui était venue lors d’un voyage à Cuba, dans un village où il s’est aperçu que ne trônait aucun portrait, aucun panneau publicitaire. Un village coupé du monde, des médias et de la politique ? L’occasion était trop belle pour oublier ce détail et a permis à La sérénade d’Ibrahim Santos de prendre forme dans son esprit, pour le plus grand bonheur des lecteurs. Ce conte, métaphore de la dictature tunisienne, et de bien d’autres dictatures dans le monde, permet de s’amuser tout en offrant une réflexion profonde sur les états totalitaires et l’empreinte qu’ils imposent à leurs habitants.


 Une petite merveille portée par une écriture sensible, extrêmement poétique, pleine d’humour et parsemée également de références littéraires et historiques, dont le lecteur se régalera, à lire et relire absolument  ! Et un jeune auteur à suivre !

 

Liliba : les lectures de Lili...

 

La sérénade d’Ibrahim Santos
Yamen Manai
 Editions Elyzad (25 août 2011)
268 pages ; 19,16 €

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