La plage de Scheveningen, de Paul Gadenne
Paul Gadenne - qui eut Robert Brasillach comme compagnon d'études et ami avant la guerre - fut contraint par la tuberculose à interrompre très jeune sa carrière d'enseignant , et sa "réclusion" en sanatorium, injuste châtiment d'une maladie à laquelle il succombera en 1956 à l'âge de 49 ans, le poussa à une profonde méditation, puis à l'écriture.
Il faudrait sans doute avoir lu Siloé (1941) (1), son premier roman autobiographique relatant "l'éveil d'une conscience à la vraie vie" - dont la femme semblerait la révélatrice - pour mieux approcher La plage de Scheveningen publié dix ans plus tard, un roman qui se situe dans le contexte de la Libération et part de l'éveil d'une conscience au mal, engendrant le sentiment d'une faute collective.
Entre ces deux romans : la guerre. L'occupation et la collaboration, l'horreur révélée de l'extermination des Juifs et la «trahison» de Brasillach. Et l'épuration accompagnant la victoire semble pour l'auteur ajouter encore au «gâchis», car les Français se vengent des vaincus. Des hommes, au nom d'une justice aveugle, n'hésitent pas à prononcer la condamnation définitive d'un des leurs...
D'où un livre hanté par le mal et la culpabilité, et surtout par le jugement et la question du salut, La plage de Scheveningen s'affirmant comme une quête de la lumière au sein de l' «horreur» de la nuit et comme un roman "fraternel" (2) , manifestement chrétien, au sens originel du terme.
C'est un livre marquant, dense et foisonnant, mystérieux et insaisissable dans lequel il ne se passe pas grand chose en apparence. Mais au travers de Guillaume Arnoult, son héros et porte-parole, Paul Gadenne pousse à l'extrême l'introspection et la réflexion pour tenter de pénétrer la complexité de l'âme humaine et il se penche avec compassion sur le sort de l'homme dans ce monde qu'il a transformé en enfer, y semant partout la mort, comme si elle n'y était pas déjà si tragiquement présente. Un livre à la fois douloureux et lumineux qui tente de restaurer la possibilité du bonheur.
Automne 1944. Guillaume Arnoult retrouve Paris après cinq ans de guerre. Cinq ans, six ans peut-être : c'est aussi le temps écoulé depuis le départ inexpliqué d'Irène. A la perte de la femme aimée avec laquelle il avait vécu des «choses très belles», s'ajoute celle d'un ami, Hersent – figure à peine déguisée de Brasillach . Une double perte marquant la fin de sa propre innocence :
«L'amour avait à peu près disparu de la surface de la terre» et on entendait gronder la haine «à chaque pas que le monde faisait vers la paix». «Les Français étaient occupés à juger les traîtres et l'un de ses amis avait été ce traître». Il n'y avait «plus place pour le bonheur». «Personne n'aurait plus jamais vingt ans».
Arnoult se sent alors «responsable de son frère», fut-il Caïn. Il ne peut abandonner Hersent car ce serait cautionner l'abandon de l'homme par Dieu-même. La solitude de l'homme serait alors entière et sa vie sur terre une prison sans espoir :
«L'abandon (...) quelque chose de pire que la mort»
A défaut de pouvoir rejoindre Hersent en fuite, de pouvoir lui parler, le comprendre, il lui faut retrouver Irène, éclaircir tous les non-dits de leur séparation et revivre «la pureté» de leur rencontre, ces «merveilleux instants» éphémères , ces «éblouissements» où se mariaient «les rythmes de la terre et ceux du ciel» comme dans ce tableau de Ruysdael (3) témoignant d'un «monde aux résonances profondes» qu'ils avaient tant cherché : une image reflétant leur rencontre, «une image de la [vraie] paix» :
«S'il avait pu parler avec elle comme autrefois, il aurait été sauvé».
Mais c'est surtout du salut d'Hersent et, plus généralement de celui de l'homme dont il s'agit. Car à travers Irène - «quel beau nom» !(4) - , c'est bien Dieu qui semble révélé.
Irène et Hersent sont dans ce livre irrémédiablement liés.
«A la même heure» où Arnoult retrouvait la trace d'Irène, «il apprenait l'arrestation d'Hersent». «Hersent était dans une prison très noire et Irène dans un appartement lumineux». «Il fallait accepter en même temps ces être inconciliables» et «se soucier de [les] connaître», accepter en même temps la nuit et la lumière, car nous sommes à la fois Caïn et Abel, la victime et le bourreau :
«Etre des hommes, c'était répondre au même nom que nos bourreaux».
Arnoult et Irène se retrouvent donc pour une escapade d'une journée vers une plage du nord semblable à la plage de Scheveningen immortalisée par le peintre hollandais. Ils y passeront la nuit entière à discuter dans une chambre d'hôtel , «l'espace d'une nuit qui sert à mesurer toutes choses». Une longue et intense conversation qui forme étonnamment l'essentiel du roman.
Mais s'ils ont plaisir à se remémorer quelques souvenirs communs, ils ne réussissent pas à parler véritablement d'eux, des raisons de leur séparation, des «choses du dessous». Malgré les efforts d'Arnoult, Irène lui échappe et la seule confidence qu'ils arrivent à échanger est un souvenir d'enfance dont la teneur s'avère hautement symbolique : bref récit, pour elle, d'une lourde angoisse enfantine (illustrant cette peur fondamentale de la mort, et «pire» pour le héros , cette peur d'être «jugé à faux», c'est à dire nié dans son existence), et, pour Arnoult, la longue description de l'assassinat de la poule de la voisine à l'âge de 14 ans ( témoignant de l'existence du mal en chaque homme, de cette culpabilité collective ).
D'Hélène, prolixe pour parler des autres, nous n'apprendrons presque rien car si elle se risque parfois à quelques paroles à la fois sincères et énigmatiques, elle n'ose les approfondir. Mais l'auteur, au travers des interrogations et des réflexions muettes, des doutes et des interprétations contradictoires de son héros nous suggère des pistes pour deviner la complexité de ce personnage, comme de celui d'Hersent qui semble obséder sa pensée et sans cesse s'intercaler entre eux .
Sur cette conversation finalement assez avare de mots, se greffe en effet le gigantesque monologue intérieur d'Arnoult commentant avec acuité chaque maigre parole d'Irène, s'auto-analysant sans complaisance car «il faut pouvoir supporter la clarté entière» - tout en avouant ne pas toujours y réussir. Et le héros s'abandonne par «à coups» - par association d'idées - à l'afflux des souvenirs et des pensées qui le submergent, faisant revivre des scènes et des conversations antérieures avec Irène, mais aussi avec Hersent (occasion d'un long et surprenant dialogue d'une puissance toute dostoïevskienne, lors d'une entrevue qui eut peut-être lieu en 1938 entre Gadenne et Brasillach). Un monologue bouillonnant partant dans de multiples directions dans lequel Arnoult développe de profondes méditations dans des digressions philosophiques et métaphysiques et revisite les mythes bibliques, établissant un parallèle stupéfiant entre Caïn et Hersent, plaidant pour l'homme et pour son salut en tentant de montrer les dérisoires raisons du passage à l'acte, de cet infime moment qu'on ne peut effacer et qui fait tout basculer. «Car il faut si peu de choses pour qu'un homme prenne le parti de Caïn».
Une construction narrative et un style parfaitement maîtrisés
Cette conversation/monologue est magistralement orchestrée par Paul Gadenne dans ce roman dont la construction narrative époustouflante et le style adopté traduisent de la manière la plus signifiante les abîmes secrets de l'homme et son immense solitude tout en semblant ériger la littérature, face à cette incommunicabilité foncière, comme un moyen privilégié pour aller à la rencontre de l'autre.
L'auteur adopte une construction éclatée unifiée par une langue d'une grande fluidité rythmée par une ponctuation très travaillée, un style qui semble palpiter, ralentir ou s'emballer au rythme du flux des pensées et des émotions scandant ce monologue intérieur continu, sautant insensiblement d'une idée à une autre en gommant ces à-coups de la pensée.
Tout le récit passe par le regard de Guillaume Arnoult, car le narrateur extérieur qui, habilement, n'est pas omniscient ne pénètre que les arcanes intérieures de son héros, ne saisissant comme lui les autres personnages qu'à partir de leurs gestes, de leurs actes et de leurs paroles, ignorant tout de leurs motivations.
Et le choix judicieux du "il" permet à l'auteur d'enchevêtrer les différentes strates de ce récit fragmenté, toutes relatées, de manière classique, au passé simple. Il permet aussi de mettre en valeur le passage au "je" dans certaines d'entre elles - en donnant notamment la parole à Caïn (5) pour qu'il assure sa défense - et de démarquer un autre récit d'une portée capitale : celui du livre écrit par le héros qui retrace à la première personne sa rencontre passée avec Hélène. Une mise en abyme qui n'a rien de gratuit car le déséquilibre s'établissant souvent entre les maigres paroles échangées et ce "livre dans le livre" - matérialisé par de longs passages en italique - qui semble s'écrire en même temps (6) souligne qu'il est plus facile de comprendre et d'approcher l'autre par la littérature qu'en parlant avec lui. La littérature semblant pour le héros revêtir un rôle fraternel et sans doute salvateur.
Un roman chrétien
La plage de Scheveningen est un roman authentiquement chrétien (à l'image de la peinture de Ruysdael semble-til (7): des paysages sombres habités par des personnages flous, mais éclairés par de vastes ciels où perce une lumière divine ...)
Dans ce monde sans dieu, Guillaume Arnoult qui porte largement la voix de Paul Gadenne y affirme ainsi à Hersent «qu'il faut le [Dieu] faire exister». Et ce dieu est bien pour lui celui «qui ne s'est incarné qu'une seule fois – il y a deux mille ans», celui qui a eu pitié des hommes et leur a envoyé son fils pour les sauver.
Le héros prêche l'humilité et la fraternité, vertus chrétiennes par excellence , reconnaissant la présence du mal en lui-même, comme en chaque homme :
«Ces trafiquants, ces traîtres, ces bourreaux, avait-il vraiment une raison, lui, Guillaume, pour les mettre à l'écart, pour se sentir d'une autre espèce ?».
Et si l'homme doit pouvoir juger le Caïn qui est en lui, il ne lui reconnaît aucun droit à juger les autres et à les condamner, car ce n'est pas l'homme qu'il faut supprimer mais le mal.
Et le héros s'attache à comprendre et à aimer d'un véritable amour fait de compassion .
Désormais il éprouve pour Irène «un amour différent sans rien de commun peut-être avec la passion effrénée d'autrefois» et, à l'annonce de la condamnation à mort d'Hersent, il réalise qu'il ne l'aimait pas mais commence seulement à l'aimer.
Des femmes lumineuses
La plage de Scheveningen contient «tout le désespoir du monde» (l'existence de la mort et du mal , la culpabilité) mais aussi la «lucidité la plus pure», c'est un livre qui souligne avec une grande sensibilité à la nature tous les signes de beauté témoignant d'une autre Lumière dont les femmes semblent les révélatrices. Hélène (prénom dérivant vraissemblablement de "hélèné", sorte de flambeau rituel) que nous croisons au début du roman est ainsi «un de ces êtres pour qui on éprouve de la gratitude parce qu'ils existent». Irène, si fuyante et pourtant si «vraie» et sa soeur Laura ( Irène «en mieux» ) indiquent le chemin vers la vérité, Laura (de "laurus"qui signifie laurier) apparaissant à la fin du livre comme symbolisant la victoire : l'acceptation du monde, de la mort mais aussi de la vie, de la vie éphémère et de ses merveilleux «éblouissements».
Et Paul Gadenne, dans ce roman bouleversant qui démarre sur une victoire fallacieuse pour déboucher sur une vraie victoire, préserve la possibilité du salut pour tout homme et restaure la possibilité du bonheur sur terre en montrant «où est la vie et ce qui vaut la peine d'être vécu».
La plage de Scheveningen,
Paul Gadenne,
collection L'imaginaire,
Gallimard,
1952, 305 p.
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1)http://calounet.pagesperso-orange.fr/resumes_livres/gadenne_resume/gadenne_siloe.html
2) Paul Gadenne disait vouloir faire une "littérature fraternelle", cherchant à comprendre et non à juger, allant à la rencontre de l'autre
3) La plage de Scheveningen est un tableau attribué à Jacob van Ruysdael, peintre hollandais du XVIIème siècle
4) Irène signifie " la paix": tous-les-prenoms.com/prenoms/filles/irene.html
5) un passage au "je" marquant également une certaine identification avec le narrateur, identification renforcée par de brefs et soudains passages au présent
6) Bien qu'il ne lui ait jamais dit, Irène sait qu'Arnoult écrit des livres et le soupçonne de tout utiliser dans ces derniers, d'où peut-être aussi sa réticence à parler d'elle ...