La deuxième vie d'Aurélien Moreau, de Tatiana Arfel
Tatiana Arfel, un auteur hors-normes pour un personnage trop normal...
Tatiana Arfel le confirme avec ce troisième roman publié comme les deux précédents chez José Corti : de façon délibérée, elle se place en dehors des modes littéraires, des coteries médiatiques et des clans culturels, pour tisser patiemment la toile sensible et vibrante de ses mots, des mots qui nous touchent et nous transportent, jusqu’à nous transformer.
Ne croyez pas que le refus de ces modes comme exercice imposé pour atteindre à la notoriété littéraire est synonyme de déconnection avec la réalité d’aujourd’hui : tout au contraire, elle y baigne pleinement. Mais ses romans sont autant de gouttelettes brûlantes et acides qui vont mordre sur le monde – comme sur nous – à travers les questions qu’elle se pose et nous pose : le rôle central du travail, parfois destructeur des personnalités, l’attention aux autres et à soi-même, le rôle de l’art et de la création (pour ce roman, c’est l’écriture) comme moyen de bâtir sa vie, le refus des conventions comme des artifices, la recherche des liens véritables entre les êtres, au-delà des apparences et du jeu social. Comment les contraintes sociales et l’éducation peuvent-elles nous former en nous déformant ? Comment sortir de cette prison pour forger enfin sa propre vie ? Elle nous propose une réponse possible à ces questions – ses réponses– avec ce roman : La deuxième vie d’Aurélien Moreau.
Aurélien Moreau est un homme normal. Il faut se méfier des hommes qui semblent désespérément normaux, non qu’ils soient socialement dangereux, au contraire : leur excessive normalité fait qu’ils accomplissent souvent à la perfection les tâches que l’on attend d’eux. Les gestes qu’ils miment, convenus et mille fois répétés, les conventions sociales étriquées et inutiles qu’ils respectent car « ça se fait » : tout cela est plutôt bien vu, dans la norme… Mais ils peuvent avoir une réaction imprévisible en décidant d’arrêter de faire semblant pour choisir de faire vraiment. Et là, les conséquences peuvent être difficiles à accepter pour leur entourage immédiat, même si elles sont pour eux salvatrices.
C’est ce qui se passe pour ce quadragénaire qui vit depuis l’enfance dans une sorte de syndrome d’enfermement social, figé dans une armure de mots tout prêts, de gestes, de conventions, qui le protègent des agressions du monde extérieur et l’empêchent de s’épanouir : en se protégeant ainsi pour ne pas souffrir, il s’empêche de vivre et ne le sait pas.
Nous commençons par découvrir Aurélien Moreau à travers le regard de ceux qui le côtoient tous les jours, dans sa famille, dans son travail ou dans la ville, et leurs points de vue nous en disent plus sur eux-mêmes que sur lui, qu’il s’agisse de ceux qui l’étouffent et le méprisent ou de ceux qui éprouvent pour lui une sympathie ténue. Tous, ils sont interrogés sur un acte scandaleux qu’a commis Aurélien. Un acte socialement insupportable pour son père Lucien, chirurgien en retraite et « membre éminent du Rotary », pour son beau-père Alphonse Lambert, directeur de la société Faites Comme Chez Vous, dans laquelle Aurélien est directeur adjoint, pour sa femme Victoire qui le méprise et pour son fils Donatien, jeune étudiant fraîchement sorti de HEC.
D’autres personnages ont d’Aurélien Moreau une vision plus positive, même si l’on sent bien que son comportement bloque beaucoup d’élans affectifs. Ainsi son fils Marcellin, qui est parti dans les Cévennes pour s’y installer comme tailleur de pierres avec son compagnon Xavier, tente de le comprendre sans l’aimer vraiment. Ainsi sa mère ou son assistante Sylvie Thibaut ou encore Baptiste Le Gouennec, ouvrier licencié de l’entreprise qui, pour avoir été licencié, comprend bien le geste d’Aurélien.
Ces brefs témoignages donnent d’emblée au lecteur une image ambiguë – ou en tout cas indécise – d’Aurélien Moreau, tout en maintenant le suspense sur l’acte qu’il a bien pu commettre. En nous plongeant ensuite dans la lecture de son journal, nous allons assister à la renaissance du personnage ou plutôt à sa naissance progressive à la vraie vie, si tant est que cette expression puisse avoir un sens, et observer la différence entre la vision plurielle que les autres ont de lui et la réalité de ce qu’il éprouve.
C’est l’écriture qui va le ramener vers le monde et la vie. Jusqu’à présent, nous dit Aurélien, je n’ai connu que des (…) « moments où la vie va sans moi, alors même que mon corps y est présent, c’est-à-dire tous les moments où je ne fus, où je ne suis toujours pas là »
Et c’est là où le roman prend sa véritable dimension, car si le personnage écrit depuis de longues années, il ne s’agit dans un premier temps que de quelques notes sèches, de pauvres moments d’écriture, protections et béquilles mentales qui lui permettent de garder un semblant d’équilibre social. Tout va changer à partir de deux évènements déclencheurs liés à l’entreprise : il doit mettre en place des licenciements alors que la santé économique de l’entreprise est bonne, et il reçoit des lettres anonymes liées à ces licenciements. Ces deux éléments perturbateurs permettent à son écriture d’évoluer, de s’enrichir. Progressivement, il commence à écrire de véritables phrases, à observer ce qui se passe autour de lui avec un peu plus d’attention et à le retranscrire, à exprimer des émotions passées ou présentes. Entre l’écriture et sa propre réalité une dialectique s’installe. L’écriture modifie sa perception de la vie et le rend plus attentif au monde. En retour, la vie s’ouvre à lui comme une fleur magique alors qu’elle était jusque là étrécie, misérable et terne, et ces nouvelles expériences vont avoir des répercussions directes sur son écriture, qui va peu à peu s’affiner jusqu’à devenir d’une force poétique étonnante quand le personnage parvient à s’épanouir.
La gradation entre tous ces moments, remarquablement maitrisée par l’auteur, constitue l’axe central du livre, dont certains des thèmes nous renvoient aux deux livres précédents. Ainsi, les liens sont étroits entre le personnage du môme de l’attente du soir, le premier roman de Tatiana Arfel, et celui d’Aurélien : comment se construire, comment apprendre à aimer la vie quand son enfance a été niée, brisée ? Elle nous apporte une réponse : la création (la peinture pour le môme et l’écriture pour Aurélien) peut y aider, mais aussi des passeurs de liens comme Giacomo, le directeur de cirque de l’attente du soir ou Ginette la patronne du restaurant des routiers qui va apprendre à Aurélien Moreau ce qu’est l’amitié. Ginette et Giacomo : des êtres qui sont prêts à écouter, à comprendre, à insuffler du sens afin que la peur s’estompe et que le fil se renoue.
De la même façon, les six personnages du deuxième roman de Tatiana Arfel des clous, qui sont exploités, écrasés, humiliés par la direction de leur entreprise sont soutenus par une jeune femme qui va tenter de redresser ce qui a été chez eux tordu, déformé, abîmé, grâce au théâtre, à la musique, au chant… Nous retrouvons dans les deux romans la même critique virulente d’une société dans laquelle l’objectif premier du travail n’est plus de permettre à chacun de gagner sa vie simplement mais d’enrichir toujours plus de lointains actionnaires anonymes, quelles qu’en soient les conséquences sur les vies des travailleurs.
Nous pouvons mesurer la distance parcourue en quelques mois par le personnage d’Aurélien Moreau et apprécier la prouesse stylistique réussie par l’auteur, en comparant les premières notes brèves et succinctes de son journal, auxquelles répondent comme en écho les derniers mots de l’épilogue du livre.
Lundi 1er, Toussaint
Il est impossible de connaitre tous les saints : il n’y en a plus. Correspondance années passées : visite de cimetières.
Météo : froid, humide, venteux.
Travail : pas de (jour férié). Simulateurs testés au domicile : numéro 34, 67 et 22 bis. Satisfaisants, validés.
Autres actions validées : repas de faille (Lambert). Plat : gigot d’agneau, pommes de terre sautées, haricots verts. Analyse : sel, jus, croquant. Odeur forte (vêtements rangés dans la corbeille pressing 1, pour départ demain).
Dicton : tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse (obscur– sens à élucider)
Prévision pour demain : usine.
Epilogue.
(…) j’ai passé toute ma vie sous la croûte gelée d’un lac bleu noir. Seul à ne rien sentir. Anesthésié général sans douleur et sans joie. Regardant au plafond-ciel la vie passée, brouillée de congères, vieilles herbes et sacs plastiques pris dans les neiges éternelles. Ne pouvant en aucun cas rejoindre l’air libre. Et additionnant pourtant des jours anodins bien trop normaux– fonctionnant socialement, comme on dit. Séparé de tout et chacun surtout moi, sans espace ni durée. Fasciné par quelques poissons scintillants de violet pourpre et doré, fuyants huileux, minimes parcelles de vie réelle égarées en abysses et que j’ai à peine pu saisir. Ebloui par les très rares passages de projecteurs subaquatiques cruels, aveugle le plus souvent.
Je ne descendrai plus sous le lac bleu noir. Si calme mer morte, berçant mes paralysies, couvrant droguant mon senti. Je tirerai au-dehors ceux qui s’y sont noyés aussi.
Je veux vivre.
Ecrivain original dont l’écriture est à la fois sensible et poétique, Tatiana Arfel nous fait partager son univers en poursuivant sa réflexion sur des thèmes récurrents qui l’obsèdent : l’ouverture au monde, l’authenticité, le rôle de la création comme élément moteur de la construction de notre vie… Elle le fait en adoptant pour chacun de ses romans une forme nouvelle, parvenant ainsi à surprendre ses lecteurs. C’est la marque d’un incontestable talent qui la révèle, ici comme dans ses deux premiers romans, comme l’un des grands auteurs de sa génération.
La deuxième vie d’Aurélien Moreau
Tatiana Arfel
Editions José Corti
Cette chronique a été également publiée sur le blog lectures et chroniques ainsi que sur le blog la critique au fil des lectures, de Médiapart.