"L'hôpital, de Ahmed Bouanani"
Une chronique d’Emmanuelle.
La réédition de L'hôpital d'Ahmed Bouanani, cinéaste, écrivain et poète marocain disparu en 2011, a redonné une visibilité méritée à un texte majeur écrit à la fin des années 1980 qui fut publié une première fois au Maroc en 1990 mais était depuis longtemps épuisé.
Sous-titrée "Récit en noir et blanc", cette courte et intense fiction constamment hantée par le spectre de la mort, où l'onirique s'allie au réalisme le plus sordide en prenant parfois une dimension légendaire ou fantastique, frappe par sa grande liberté de ton - sur le plan religieux et politique notamment - et par la beauté de son écriture.
Se déroulant dans un hôpital, lieu "polymétaphorique" riche de significations, elle puise dans les souvenirs personnels de l'auteur tout en témoignant avec force de la société marocaine d'une époque, semblant même anticiper la violence potentielle d'une certaine jeunesse, née de la misère profonde des corps et des esprits dans la «promiscuité des taudis» de cette «interminable enfilade des bidonvilles » que l'on cache aux regards des touristes. Et, plus largement, elle renvoie aux questions universelles ayant trait à la condition humaine.
Avec une dérision caustique et désespérée n'excluant pas des éclairs de tendresse, Ahmed Bouanani, mêlant intimement le rêve à la réalité, y décrit le quotidien d'un monde «aux horizons emmurés», rongé par «l'acide de l'ennui», dans une langue crue et volontiers blasphématoire, mais aussi poétique, lyrique et visionnaire. Et le narrateur s'affirme comme une sorte de double de l'auteur qui séjourna lui-même dans un hôpital pour tuberculeux. Il est ainsi souvent fait référence dans le récit à sa santé fragile et surtout à son activité d'écrivain, à ce livre qu'il est en train d'écrire tout en partageant le sort de ses compagnons d'infortune...
Passant le portail d'entrée d'un étrange hôpital aux allures d'asile psychiatrique tenant plus du lieu de torture ou du mouroir que de l'établissement curatif, le héros narrateur se trouve soudain «sur une planète habitée des caricatures d'une vieille humanité, des fantômes en manteau de toile rude heureux comme des arbres ou des rochers, résignés jusqu'à la vomissure». Un monde où règne «une atmosphère de désespoir et de déchéance », peuplé d'égarés qui n'ont plus de noms, d'occupations ni de raisons d'être.
Drogué de médicaments, en proie à des insomnies et aux nombreuses hallucinations qui «s'abatt[ent] sur lui comme des orages», perdu dans le labyrinthe vertigineux de ses rêves, il semble rongé par l'angoisse de la dilution et le désir de vivre. Promis comme ses compagnons à «s'effriter comme de la glaise sèche», il tente en vain de «demeurer intact», de lutter contre l'oubli de l'enfant qu'il était, s'enfonçant «dans [sa] mémoire à la recherche de [son] cadavre adolescent ».
En décrivant cet hôpital, lieu infernal à la mesure de «nos infamies (...) ou de notre soumission et peut-être aussi (...) d'un quelconque témoignage de notre humanité », l'auteur nous tend un miroir révélant la figure défaite de ce «monde extérieur hideux» qu'évoquent les peintures de Bosch ou le Guernica de Picasso : «Il n'y a qu'un enfer, le vrai, et c'est celui que nous vivons ».
Et cet univers clos «où l'on vous seringue à petites doses la mort lente» apparaît aussi comme un espace habité par une «humanité figée», sans passé et sans avenir :
«A force de vivre dans la même promiscuité (...) dans une ambiance à huis clos, les hommes ont maintenant le même âge», «l'enfance et la vieillesse brûlent dans leur prunelles d'un même feu de joie. Quant à leur mémoire elle ne diffère guère de celle du chien». «Entre ces hauts murs qui nous encerclent, [le temps] est probablement plus présent, si compact et si ramassé qu'on peut le toucher. C'est ça qui est terrible. Nous avons la faculté de palper le temps comme une cuisse consentante .»
Dans ce monde absurde «régenté par l'inhumaine loi de la répétition perpétuelle», il ne reste plus alors pour survivre qu'à s'accrocher à l'illusion, à «la liberté du nuage, aléatoire puisque soumise au caprice du vent», à «cette marge fantomatique entre réalité imposée et rêve souhaité»...
On retrouve dans ces pages l'influence – revendiquée - des lectures de l'auteur, celle de Cendrars parfois, de Kafka et de Dino Buzzati surtout, et bien sûr de Borges dont l'auteur partage les méditations sur le temps. Et cet enracinement ne nuit aucunement à la singularité de ce livre marquant, venant au contraire l'enrichir.
A l'origine, Ahmed Bounani ne songeait pas à publier ce récit, il aimait d'ailleurs citer cette phrase de Borges : "J'écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps". Il faut dire que les conditions difficiles de l'édition au Maroc ne l'encourageaient pas non plus à la publication de ses textes. Outre L'hôpital, seuls trois recueils de poèmes y furent publiés.
Et, après la réédition conjointe de ce livre magnifique en France et au Maroc, on ne peut qu'espérer pouvoir découvrir un jour le reste de son oeuvre littéraire encore inédite.
« Et puis, moi qui y suis allé, je ne suis pas bien certain de savoir si l’Enfer est vraiment de l’autre côté, (…) je me demande même si par hasard l’Enfer ne serait pas de ce côté-ci, et si je ne m’y trouve pas, s’il est exclusivement une punition, un châtiment ou simplement notre mystérieux destin. »
Emmanuelle Caminade (L’or des livres)
L'hôpital, Ahmed Bouanani, Al Kalam, Rabat, 1990, éditions Verdier septembre 2012, 120 p.