"Je vis sous l'oeil du chien" suivi de "L'homme de longue peine", de Jeanne Benameur
Une chronique d’Emmanuelle.
En même temps que Profanes, son dernier roman loué à juste titre par la critique, les éditions Actes Sud ont publié un petit recueil non moins magistral de Jeanne Benameur qu'il ne faudrait pas négliger. Il réunit en effet deux récits percutants : Je vis sous l'oeil du chien et L'homme de longue peine.
Ce n'est pas la première fois que l'auteure - qui fréquenta le conservatoire de La Rochelle dans sa jeunesse - écrit pour le théâtre et ces deux courts monologues s'accordent bien à sa démarche romanesque qui doit beaucoup à la psychanalyse, tentant de faire remonter des profondeurs des vérités refoulées. Et la spécificité de ces textes destinés à être dits et représentés sur scène semble avoir porté à l'extrême les qualités rythmiques et évocatrices de son écriture elliptique et concise, sensitive et suggestive. Une écriture qui permettra aux acteurs de transmettre d'un simple geste du corps, d'une mimique du visage ou d'une inflexion de la voix, toutes ces «vibrations» révélatrices, tout le poids de ces mots rares mais choisis, et de ces silences aussi.
Ces deux monologues qui se font écho relatent une prise de conscience existentielle et sont reliés par une thématique centrale commune, celle de la liberté et de l'enfermement à laquelle l'auteure - dont le père était directeur de prison - est sans doute particulièrement sensible.
Leurs héros respectifs, un homme et une femme pour le second, exercent un métier touchant à la transmission et à la révélation. Professeur ou artiste peintre, ils sont amenés à accorder une grande importance à l'écoute ou au regard de l'autre et tentés de «faire le beau» dans leur discours comme sur leurs toiles pour se sentir exister.
Et, même si ces deux récits ne démarrent pas au même stade, leurs protagonistes partagent le même parcours. Chacun est ainsi confronté à la même aventure : son appréhension d'un monde rassurant apparemment maîtrisé va être soudain bouleversée par une rupture de «pacte» détruisant son illusion en inversant la donne, et il en sera transformé. Cet incident réveillera ces deux héros en provoquant leur «rage», une rage à l'encontre de l'autre d'abord, qui ensuite se retournera contre eux-mêmes, contre cet inconnu qu'ils découvrent au plus profond de leur être, avant de se muer en une énergie positive. Capables de regarder enfin le monde avec lucidité et d'accepter cette «part obscure» qui fait de l'autre leur semblable, ils vont saisir leur «toute petite» liberté et tenter d'«avancer», de se risquer à vivre.
La narration fragmentée mélange les temporalités et passe souvent de l'invective à la confession, à l'invocation ou à l'exhortation. Mais, si le fil reste très lisible dans le second récit il faut dans le premier, beaucoup plus éclaté et délirant, reconstituer peu à peu un patchwork signifiant reliant de multiples flashes émotifs et bribes de souvenirs remontant du passé. Les deux monologues par ailleurs ne se situent pas sur le même plan.
Je vis sous l'oeil du chien, le plus long, accélère le temps dans les deux sens, d'une écriture haletante et condensée. Le récit relève plus de l'imagination et s'inscrit à un niveau symbolique universel, son héros représentant plus largement l'homme dans un monde sans Dieu. Un professeur de philosophie s'y interroge sur le libre arbitre et le passage à l'acte. Il prend soudain conscience de l'infime distance qui sépare ce dernier du «désir», de la pensée, ainsi que de l'impossibilité de revenir en arrière et de l'obligation d'assumer sa responsabilité. Il faut si peu pour faire d'un tendre et pacifique Abel un Caïn, pour passer de la civilisation à la barbarie ! C'est donc l'histoire d'un homme qui a tué un chien, ou qui a eu envie de le tuer et imagine l'avoir fait avec ce revolver découvert par hasard chez un père qui cachait bien son jeu. Totalement «désemparé», il voit son «monde ferme et tranquille» «renversé», et lui avec :
«Debout devant le corps du chien, plus rien ne tient».
Et le maître du chien, «le garçon» terrifié qui est aussi son double, l'enfant innocent qu'il fut, le transperce de son regard clair, le clouant, l'enfermant dans un face à face angoissant avec lui-même, avec sa culpabilité :
«Je ne peux plus sortir.
Le dehors ce n'est plus pour moi.
Il n'y a que du dedans. Partout.»
On croit «tenir le chien en laisse» mais «il te tire vers ta part obscure» et s'il ne reste qu'une «mince bande de liberté», elle s'avère terrifiante...
L'homme de longue peine est plus concret, plus incarné, ce que soulignent des didascalies plus nombreuses. Et le fait que l'héroïne, dotée elle d'un prénom, prolonge le personnage d'Hélène Avèle dans Profanes n'y est sans doute pas étranger. Edith, «une femme qui peint», s'y investit à fond dans une expérience pilote en prison. «Quand on a le dehors on croit tellement qu'on est libre» et elle pense son art libérateur. Elle accepte donc de rencontrer régulièrement le détenu 300-414 condamné à une longue peine. De cet échange doit naître un cycle de peinture au terme duquel elle offrira au prisonnier une toile.
Cette toile, c'est «juste une ligne horizontale qui sépare et relie deux mondes». «Si tu arrimes ton regard à la ligne, il y a tout ce que tes yeux peuvent voir. Derrière».
Mais «personne n'est l'horizon de personne» et le prisonnier lui retourne son présent sans un mot d'explication, la renvoyant à son propre enfermement ...
On a hâte d'entendre et de voir sur scène ces deux magnifiques et puissants monologues de Jeanne Benameur dont la lecture touche et dérange. Et, en attendant, il est vraiment réjouissant de lire une écriture théâtrale contemporaine d'une telle qualité.
Emmanuelle Caminade (L’or des livres)
Je vis sous l'oeil du chien,
L'homme de longue peine,
Actes Sud-Papiers, janvier 2013,
50 pages ; 13,50 €
EXTRAITS :
Je vis sous l'oeil du chien
p.7
Je vis sous l'oeil d'un chien maintenant,
L'oeil mort d'un chien mort.
C'est moi qui l'ai tué. Aujourd'hui. Sur un terrain vague.
Ici, c'est chez moi. Loin des terrains vagues.
Ici, il y a des rues éclairées et des magasins.
Ici, c'est paisible. Pas de chien qui crève.
Mais le terrain vague, il est encore là. Je le sens. Dans ma poitrine.
Même si mon immeuble n'a pas bougé de place. Même si la ville est bien vivante, là, sous mes fenêtres.
Il n'y a pas de mots pour ça.
Ca s'est défait dans ma poitrine, ça a lâché.
Et le chien mort est entré.
Tout à l'heure c'était.
On est toujours le même jour mais plus tard oui plus tard.
Si pas le chien alors qui? Hein? Qui?
Tuer c'est tuer. Un chien un homme. On le sait qu'il y a des pays
où ... Qu'il y a eu des époques ici aussi... on le sait bien.
On, c'est moi. Le moi d'avant.
(...)
L'homme de longue peine
p.33
On est dans son atelier. Toiles rangées au fond, châssis apparent. Sur un établi pots à pinceaux, matériel. Un vieux canapé, des livres d'art usés posés en pile par terre. Sur une longue table à tréteaux une bande de papier est déroulée à plat. Au pied de la table dans une sorte d'écuelle, la peinture. Noire. Elle trempe une main dans la peinture, l'applique de toutes ses forces sur la bande de papier tirée d'un rouleau. Elle tirera la bande au fur et à mesure qu'elle la remplit. Elle appuie. Elle parle en même temps. La rage est dans le geste dans la voix.
Voilà. (Elle martèle.) Main noire main noire main noire. C'est ça ma main, hein? La voilà, la main qui peint. Tu la vois?
On ne peut pas gifler le vide.
Tu as le droit de disparaître. Le droit de faire le mort. Moi je sais que tu n'es pas mort. Tu respires quelque part, là-bas, entre les murs de ta cellule. Tu continues la vie comme avant. Avant moi.
Plus jamais te voir. Jamais.
Garde les yeux ouverts. Regarde c'est ça que tu voulais? Voilà. Main noire.
Je t'enterre. Sous toutes les couches sous toutes les empreintes je t'enterre. Et je tasse la terre.
Je tasse.
Si je pouvais je te la ferais entrer dans la bouche.
Les silences les regards j'enterre. Chaque mot.
Oublier je ne peux pas.
Je t'en veux à mort.
(...)