En vieillissant les hommes pleurent, de Jean-Luc Seigle
Une chronique d’Albertine.
Dans ce court roman dont le récit se concentre sur une journée, le 9 juillet 1961, nous suivons la gestation de ce que sera le destin d’Albert, de sa femme Suzanne et de leur deuxième enfant Gilles. Mais c’est le dernier chapitre qui éclairera ce destin, et nous en donnera le sens véritable : la ligne Maginot et ses soldats qui seront tous sacrifiés, morts ou vivants.
Albert est un ouvrier qui « restait malgré tout un paysan et avait toujours tenu à marquer cette différence». Nous sommes ainsi plongés dans cette époque où la paysannerie est en voie de disparition, emportée par la bague d’industrialisation, où les soldats de 39-45 n’en finissent pas de ne pas pouvoir parler de leur guerre : « D’ailleurs personne ne lui avait rien demandé, pas même sa femme. Cinq ans perdus dans le brouillard de la guerre et la lande allemande !Tout le monde s’en foutait ! ». Alors, Albert se passionne pour le jardin avec lequel il nourrit encore sa famille, et pour le bricolage horloger.
Sa relation avec sa femme Suzanne est celle d’un bon mari, toujours ailleurs, qui n’a pas réussi à aimer réellement ses enfants et qui aime faire plaisir à sa femme. Il sait qu’elle s’intéresse au facteur et qu’elle aime plus que tout son fils ainé Henri parti en Algérie pour on ne sait quelle mission pacificatrice. Pour voir ce fils chéri dans une émission sur les évènements d’Algérie programmée le 9 juillet, Suzanne achète une télévision qui sera installée ce soir-là dans la maison en présence de tous les voisins. Suzanne nous donne à voir la naissance de cette époque où l’ère de la consommation de masse s’annonce, où le formica doit remplacer le vieux bois de chêne ou de châtaignier, où la télévision devient incontournable pour être dans le monde.
Albert souhaite donner à son fils cadet Gilles un soutien qui l’aidera à faire son chemin, lui-même n’étant pas capable de le hisser dans l’ascenseur social : c’est Antoine, le voisin instituteur à la retraite, grand amateur de livres, qui sera son mentor. Ainsi a-t-il préparé cette journée de juillet 61 en conduisant Gilles chez Antoine l’instituteur, en constatant que le contact s’est fait, et que son fils est entre de bonnes mains, et heureux de l’être. Car Gilles est lui aussi amoureux des livres et comprend comment la littérature éclaire sa propre vie. De plus, Antoine lui fera « toucher du doigt » l’Histoire, la grande, dont la littérature ne peut qu’être imprégnée. L’auteur nous offre ce magnifique passage où l’instituteur lui fait comprendre la grande chaîne humaine, finalement accessible à chacun pourvu qu’il accepte de se rendre compte comment en prenant la main d’un adulte, il se relie à plus d’un siècle d’histoire : « Alors vois-tu, simplement par ce geste, à travers la main de mon arrière-grand-père qui a touché ma main et que tu touches toi aussi maintenant , tu deviens le contemporain de Napoléon, de Hugo, de Racine, de Molière, de Louis XIV, de Jeanne d’Arc et de tous les autres, même si tous les autres ne savaient ni lire ni écrire pour la plupart. Tu sais, il n’y a pas que les grands hommes qui font l’histoire, eux, comment dire ?…(…), ils l’aspirent ». L’instituteur parle juste, comme Albert aurait aimé l’entendre parler, et cela, nous le saurons à la fin.
Car en ce 9 juillet 61 Albert se prépare à mourir. Pour cela, il se livre à diverses occupations certaines imposées, certaines choisies, certaines interrompues, toutes préparatoires, comme si une décision si grande que celle de se donner la mort devait magnifier le sens de chacun de nos actes. La nudité, le rapport à l’eau feront partie de ces registres essentiels qui le rapprocheront de sa mère et de sa mort.
Gilles pressent « qu’il se passe bien quelque chose d’extraordinaire entre son père et lui », lui que son père identifie enfin en le nommant. La littérature lui servira à vérifier si cette question de la dénomination d’un enfant par son père a du sens : « Le père Grandet appelait il sa fille par son prénom par exemple ? (…) il eut beau chercher, il n’en trouva aucune trace dans les dialogues ; si ! la mère, une fois. Le père grandet, lui, n’appelle jamais sa fille Eugénie. Jamais. Pourquoi son père l’avait-il fait aujourd’hui plusieurs fois ? »
Au moment de mourir, Albert pensera que son fils « saura mettre des mots sur tout ce désarroi », sur le désarroi qui le pousse à la mort : ne l’a-t-il pas confié à Antoine, homme de lettre pour qu’il le guide dans le monde de mots ?
C’est par un mot mal entendu que se termine l’histoire : « l’’imaginot ». Gille devenu adulte et professeur saura effectivement mettre des mots sur la fin de son père, et nous éclairera sur un pan de l’Histoire dont nous avons bêtement ri, tous tant que nous sommes : la ligne Maginot. C’était donc cela, la ligne Maginot !
Albertine