Ecrivain public, de Leïla Sebbar
Ecrivain public réunit douze courtes nouvelles sur le thème de l'exil, de l'enfermement et de la liberté, qui naviguent entre rêve et réalité d'une rive à l'autre de la Méditerranée avec comme port d'attache l'Algérie, un pays où Leïla Sebbar, née de père algérien et de mère française , a vécu jusqu'à dix-huit ans.
L'auteure, qui a dédié chacune de ses nouvelles à des personnages plus ou moins emblématiques, s'y glisse dans des héros de sexe, d'âge et de générations différents pris dans le flux de l'histoire coloniale et post-coloniale de la France. Des exils subis ou désirés, des étrangers d'ici ou d'ailleurs, des hommes, des femmes et des enfants libres ou enfermés, des prisons choisies, imposées ou refusées : une grande variété de personnages et de situations est déclinée dans ces pages qui témoignent de toutes ces guerres qui, de conquêtes en rébellions, ont bouleversé notre monde, ont bousculé les groupes humains et mêlé les individus, les ont fait rêver de départs et de retours.
Et l'auteure, "exilée d'ici" vivant à Paris semble vouloir, en écrivant non seulement "pour" les autres mais en eux, retrouver leurs mots et leurs histoires pour combler les silences et les blancs et restituer la mémoire du pays perdu et désiré.
Leïla Sebbar est une merveilleuse conteuse qui, dans un va et vient incessant, nous fait passer presque insensiblement de la Corse, où des insurgés de la grande révolte kabyle de 1870 ont été déportés (1), aux docks de Marseille où Isabelle Eberhardt (2) travaille comme écrivain public, de Tunis avec la servante noire Khadija , ancienne esclave affranchie par Ahmed Bey attachée à sa «citadelle» dorée, à une commune d'Auvergne, dernier refuge d'un Indochinois engagé dans l'armée coloniale ayant "pacifié" l'Algérie, ou de nos banlieues dans lesquelles déambulent des filles au hijeb, à Alger où les gamins rêvent de Zidane ...
Elle sait, avec quelques indications elliptiques - s'apparentant presque à des didascalies - planter rapidement un décor et installer en quelques phrases un climat mystérieux. Son style très visuel et coloré, rythmé et chantant (3), affectionne les phrases nominales qui dans leur concision un peu statique confèrent au texte une grande intensité. Et la narration très empathique, emplie de nostalgie et de tendresse, mêle intimement les temps, bousculant les repères en donnant un sentiment d'éternité.
Les violences de l'histoire ne sont pas éludées mais l'atmosphère intimiste et onirique de ces nouvelles imprégnées également de mythes et de légendes semble les mettre à distance. On a souvent l'impression de feuilleter un album photo nous invitant à un voyage immobile nourri de souvenirs et de lectures, et l'on est assailli de sensations : visions, odeurs et saveurs, bruissement des sons et des paroles nous envahissent, abolissant les frontières de l'espace et du temps. Un album qui par delà les contrées et les époques serait aussi la mémoire commune de tous les hommes ...
1) Les insurgés Mokrani furent eux ,comme ceux de la Commune de Paris - et notamment Louise Michel - , envoyés au bagne de Cayenne ou en Nouvelle Calédonie.
2) http://tawfisouf.50webs.com/isa.html
3) L'auteur intègre même parfois des chants algériens de la tradition orale féminine hispano-mauresque.
La construction du recueil, comme celle de chacune des nouvelles qui le compose, a quelque chose de curieusement inachevé car ces nouvelles n'ont pas vraiment de chute et l'on pourrait, on désirerait même, en ajouter beaucoup d'autres encore.
Ecrivain public m'apparait ainsi beaucoup plus comme une longue rêverie , une histoire sans fin aux multiples échos (4) dont Leïla Sebbar explore de manière concentrique les nombreuses facettes. Une histoire envoûtante nous emportant dans son mystérieux tourbillon, semblant s'enrouler telle une ammonite du désert autour de l'Algérie comme autour d'Isabelle Eberhardt dont la présence énigmatique et lumineuse imprègne non seulement la nouvelle Ecrivain public qui lui est consacrée mais l'ensemble du recueil auquel elle a donné son titre.
4) De nombreux personnages se répondent ou se dédoublent plus ou moins dans ces histoires, des histoires dans lesquelles sont aussi parfois insérées quelques bribes autobiographiques.
Isabelle Eberhardt semble en effet fasciner Leïla Sebbar et leurs ressemblances comme leurs différences semblent rapprocher les deux femmes comme si la première était par certains côtés le double rêvé de la seconde.
Russe élevée très librement en Suisse dans une famille cosmopolite recomposée alors que l'auteure vécut une enfance sage et protégée de l'extérieur dans l'Algérie coloniale, Isabelle aimait tant l'Algérie qu'elle apprit l'arabe – cette langue qui ne fut pas transmise à l'auteure par son père. Féministe – avant l'heure - comme le deviendra Leïla Sebbar, elle osera voyager comme un homme avec une stupéfiante liberté, revenant sans cesse dans cette Algérie qu'elle rêva d'après les récits de son frère Augustin - engagé dans la Légion étrangère - et écrivit avant de la connaître (à l'inverse de l'auteure). Elle adoptera même la religion musulmane et épousera un autochtone sans pour autant renoncer à sa liberté. Un prodigieux destin qui s'achèvera précocement, Isabelle étant emportée par un oued en crue à l'âge de vingt-sept ans.
Pratiquement toutes les nouvelles de ce recueil font référence de manière développée ou fugace à un épisode de la vie de cette mystérieuse aventurière assoiffée de désert et on a l'impression que, telle un petit poucet, Leïla Sebbar s'amuse à semer les cailloux qui la ramèneront à la maison, à la terre natale.
Une terre qui a bercé son enfance, source de cette langue du père essentiellement "maternelle", féminine, que tente de retrouver son écriture, et qui est souvent associée de manière poétique à l'eau, à l'eau des rivières et des fleuves qui vous emportent et vous ramènent à cette mer qui sépare et rassemble. Et la langue de l'eau semble aussi la langue commune à tous les hommes, celle des origines et du terme de la vie, celle du rêve dictant la parole sacrée aux poètes et aux enfants qui, seuls, savent l'entendre dans le murmure des fontaines.
Ecrivain public,
Leïla Sebbar
Editions Bleu autour, mars 2012,
176 p.
14 €
Biographie et bibliographie de l'auteure :