14, de Jean Echenoz
Une chronique d'Eric
Bientôt nous entendrons la musique commémorative retentir sur les places publiques, et les noms de « ceux qui sont morts au combat pour la France » seront égrenés in memoriam au nom de la patrie reconnaissante.
Loin de ces fanfares et de la parole des édiles souvent emphatiques, Jean Echenoz vient nous rappeler la part modeste de chacun dans cette guerre où l’horreur n’avait d’égale que l’insignifiance, la puanteur, la mort banale dans les pires souffrances. Car Anthime et ses camarades de village ne sont pas des héros, ils partent sur le front pour un délai que tous ou la plupart considèrent comme bref ; ils reviendront pour les trois quart les pieds devant, la gueule cassé, moitié vivants moitié morts et les vieux rêves oubliés. Car ce que l’auteur pointe en premier c’est l’insouciance de ces jeunes hommes malgré cet instant grave qui les frappe au cœur du quotidien puis le départ presque allègre avec les copains de garnison : « c’était plutôt gai ce défilé, chacun droit dans son uniforme s’efforçait de regarder droit devant lui .Le 93e a traversé l’avenue puis les grandes rue de la ville, au bord desquelles se massait la population qui ne lésinait pas sous les acclamations ,les jets de fleurs et les encouragements .Charles s’était naturellement débrouillé pour occuper le premier rang de la troupe, Anthime suivant à mi-longueur du régiment de Bossis toujours mal à l’aise dans son vêtement d’Arcenel qui ne cessait de se plaindre de son derrière (il a des hémorroïdes ) et de Padioleau dont la mère avait eu le temps de pincer la capote aux épaules et de raccourcir ses manches. Comme il marchait tout en blaguant à mi-voix avec les autres ,tâchant cependant de mesurer fièrement son pas, Anthime a cru distinguer Blanche sur le trottoir à gauche de l’avenue. » (page 19)
Un peu plus loin, le romancier dépeint l’ambiance ainsi :
« ça avait été plutôt pas mal on avait dévoré les provisions, chanté toutes les chansons possibles, conspué Guillaume et toujours bu nombre de coups »(page 28)
Le décor est ainsi planté, le bataillon en marche, du départ du village en fanfare au retour des rescapés et des éclopés, en passant par le trajet en train (qui rappel le voyage du héros de Julien Gracq vers les Ardennes pour une guerre autre dans « un balcon en forêt »), la découverte d’une aviation empirique (ça plane mais la réception est difficile), les marches forcées, les combats, les tranchées ,la peur. L’auteur de « l’équipée malaise » aborde toujours les questions épineuses avec beaucoup d’humour, d’un trait léger sans masquer la gravité et la douleur des choses. Cette génération d’auteurs des éditions de minuit s’inspirent très clairement des techniques cinématographiques : parlant de l’avion modèle biplace Farman F37 mené par deux hommes, l’auteur nous décrit d’abord « ce gros insecte qui grossit peu à peu » obéissant à la technique du cadrage en nous renvoyant ainsi à des images cinématographiques ancrées dans l’ inconscient collectif de l’image- presque naissante avec l’armée et ce début de 1ère guerre mondiale, et qui révèle en nous comme la trace d’une blessure cachée parallèlement à la littérature de l’époque des « Croix de Bois » de Dorgelès ou (édité il y a peu) des « Parole de poilus ».
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Pour l’infanterie, c’est la marche qui occupe le soldat, et de l’aube au crépuscule la poursuite de points stratégiques plus ou moins définis par des officiers empêtrés dans des cartes sibyllines suscite la marche automatique du contingent en lui donnant l’impression d’avancer : tête et corps ainsi utilisés, avec de l’eau de vie par dessus on oublie sans se figer dans le froid des forêts et de la camarde qui attend tapie dans un recoin.
L’autre point sur lequel l’auteur insiste c’est le rôle des animaux dans cette guerre, pénibles nuisibles jetant leur dévolu sur les corps moribonds de leurs compagnons de tranchée (cafards, rats, et autres immondes bestioles), ou encore la viande venue agrémenter « le singe en boîte » ordinaire : « oie déboussolée, chiens et chats privés de maître après l’exode civil, oiseaux en cage, volatiles d’agrément comme les tourterelles, voire purement ornementaux tels les paons par exemple » ou compagnons de ces temps blessés : chevaux, renard aperçu au loin, mascotte de passage.
« Il arriva même que, poussé par la faim, techniquement assistés par Padioleau qui retrouvait plaisir à exercer sa vocation bouchère, Arcenel et Bossis taillassent quelques côtes à même un bœuf vivant sur pied, le laissant ensuite se débrouiller seul. » (page 89).
De fait chacun s’habitue peu à peu à son sort comme on s’accommode de tout : « aux tâches quotidiennes-celle pour Anthime des travaux de nettoyage, de transport de matériaux, de séjours dans les tranchées, des relevés nocturnes et des jours de repos de l’air empesté par les chevaux décomposés, de la putréfaction des hommes tombés puis de la merde et de la pisse et de la sueur et de la crasse sans parler des effluves rances de moisi de vieux etc » ; c’est ce quotidien monocorde qu’Echenoz s’emploie à décrire impitoyablement sans plus de grandeur et de perspective qu’un avenir sordide et puant.
Il arrive aussi qu’au hasard des circonstances une bonne nouvelle se produise : après l’amputation d’un bras, on se retrouve à la maison et l’on peut reconquérir le cœur de l’être aimé promis à un autre .C’est ainsi que les hommes vivent et leurs rêves au loin les suivent.. .
Bien sûr, un bras vous manque, mais que voulez vous : on ne peut pas tout avoir…
Eric Furter
14
Jean Echenoz
Editions de minuit (4 octobre 2012)
123 pages ; 12,50 €
Présentation de l’éditeur.
Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état.