Un fantôme dans la gorge de Doireann Ní Ghríofa (A Ghost in the Throat)
Je l’ai écrit plusieurs fois mais je le redis. J’ai « rencontré » « Liberté » de Paul Éluard sur mon livre de lecture à l’âge de dix ans. La poésie était entrée dans ma vie. Pour la narratrice de ce roman, c’est le poème « Caoineadh », rédigé par Eibhlín Dubh Ní Chonaill qui l'a bouleversée.
« Sa voix engendre un écho si puissant qu’il parvient très loin, jusqu’à une petite fille aux cheveux noirs et aux ongles rongés. Moi. »
« Ceci est un texte féminin », dès les premiers mots, le ton est donné. C’est une femme, une mère, qui s’exprime. Elle ne cache rien de son mal-être, de ses difficultés. Elle a quatre jeunes enfants dont la petite dernière qu’elle allaite. Ses journées sont rythmées par ce qu’elle écrit sur ses listes : école, lessive, laver les toilettes, poubelle, tire-lait (elle donne son lait pour d’autres bébés) etc… Elle se noie dans ses tâches, mais jamais elle ne se plaint de surmenage.
« On éprouve un singulier contentement à s’absenter ainsi de son être, à le subsumer aux besoins des autres : c’est d’un tel effacement que, pour moi, naît la joie. »
En parallèle de ses activités, elle décortique «Caoineadh » qui parle d’une femme et de son amour pour son époux, décédé alors qu’elle était enceinte. C’est ce qui « la tient debout ». Ce texte a d’abord traversé le temps oralement avant d’être plus connu par écrit. Il y a peu d’informations sur son auteur et elle veut en savoir plus sur elle. Alors, au milieu des couches, des gamins, du quotidien parfois éprouvant, la mère de famille reprend les feuilles défraichies où se trouve Caoineadh. Elle le relit, elle le répète, et la voix de celle qui a écrit envahit sa gorge, comme un fantôme très présent. Dans la solitude de ses journées, cette voix, cette espèce d’échange lui fait du bien.
À travers ce récit d’un lyrisme lumineux, une comparaison est établie entre ces deux épouses, devenues mères. Leurs vies se tissent, s’entrecroisent à plusieurs siècles de distance. Doireann Ní Ghríofa fait des recherches pour mieux connaître Eibhlín Dubh Ní Chonaill. Il y a des lacunes, des trous dans son passé. Elle se rend sur les lieux où cette dernière a vécu, elle veut comprendre qui elle a été. C’est comme une obsession de tout cerner.
À travers cette quête, c’est une meilleure perception d’elle-même qu’elle a aussi. Elle raconte son quotidien, ce qui la porte, ce qui est plus délicat à gérer. Elle se met vraiment à nu, se confiant en toute simplicité, sans fard, sans limite penseront peut-être certains.
L’écriture est très riche, merci à la traductrice qui a sans doute choisi un vocabulaire de qualité pour que ce livre ne perde rien de sa force. On sent toute la volonté de l’auteur de réussir ses recherches. Lorsqu’elle n’a plus de piste, elle contourne, repart dans une autre direction, aborde le peu qu’elle sait sous un autre angle pour relier les bribes découvertes. Elle écrit où elle peut, quand elle peut, entre deux biberons, pendant la sieste des petits, elle irait jusqu’à s’excuser, comme si elle n’était pas légitime mais elle pose sur le papier son ressenti et le lien unique qu’elle a avec cette femme et son hommage à Art, son mari décédé.
Chaque chapitre commence par un extrait du poème qu’on aura en entier à la fin. Car le fil conducteur, le fil porteur, c’est bien lui, extrait du passé, offert dans le présent, vibrant d’amour «Caoineadh ».
Traduit de l’anglais (Irlande) par Élisabeth Peellaert
Éditions : Globe (4 Avril 2024)
ISBN : 978-2383612308
370 pages
Quatrième de couverture
C'est l’histoire d’une femme qui passe sa vie dans les couches et le lait en tâchant de maintenir l’équilibre précaire d’une famille de la classe ouvrière dans l’Irlande d’aujourd’hui. Malgré la charge mentale et l’épuisement, elle s’épanouit dans la maternité et le dévouement total à sa condition de mère. Mais quand son quatrième enfant manque de mourir à la naissance, elle perd pied.Elle trouve alors du réconfort dans la lecture du célèbre "Caoineadh", un poème irlandais datant du XVIIIe siècle.