Les champs brisés de Ruth Gilligan (The Butchers)
2018 : une exposition de photos. L’une d’elle date d’une vingtaine d’années. Elle représente un boucher. Pas n’importe lequel, un Boucher (avec une majuscule) faisant partie d’un groupe (il y en a plusieurs) de huit qui parcourait l’Irlande pour abattre le bétail d’une certaine façon afin d’éviter la famine sur le pays.
1996 : les huit Bouchers repartent en mission. Selon la légende, ils vont parcourir le pays, s’arrêter dans certains lieux et suivre le rituel. Aucun d’eux ne doit être absent, ils doivent toucher l’animal et tuer en obéissant scrupuleusement aux règles. Pendant ce temps, leurs femmes et leurs enfants attendent leur retour. Onze mois de l’année à arpenter le pays pour occire le bétail chez les croyants en respectant la tradition.
On se retrouve dans une Irlande rurale qui commence sa mutation vers plus de modernisme. Le scandale de la maladie de la vache folle pose un problème aux Bouchers, on est en 1996, en plein Euro de foot, de nouvelles lois sont votées… L’auteur installe son histoire dans un contexte historique riche et bien documenté.
Les chapitres présentent différents personnages sur des lieux distincts. Dans le comté de Caven, Grá, et sa fille Úna partagent leur quotidien car le père, Boucher, est parti en mission. Dans le comté de Monaghan, c’est avec Davey et ses parents que nous faisons connaissance. On a également, parfois, quelques pages d’interlude. On alterne les lieux et les points de vue, on sait toujours où ça se passe et de qui il s’agit. Les deux adolescents cherchent leur voie, ils veulent assumer leur choix mais savent bien qu’en le faisant, ils ne rentreront pas dans la « norme » de ce qu’avaient pensé leurs parents. C’est difficile pour eux. Ce n’est pas simple non plus pour les huit hommes sur les routes. Ils ne sont pas forcément accueillis avec enthousiasme. L’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) affole, personne ne peut gérer cette pathologie et il faut peut-être en tenir compte dans ce qu’ils font …. Les gens commencent à se méfier, l’angoisse monte.
C’est un roman extraordinaire avec une intrigue peu commune. L’auteur a fait preuve d’une belle imagination. Il y a une atmosphère particulière, énigmatique, troublante, mêlant folklore et réalité, avec des secrets, des non-dits. C’est habilement mis en place, intégré. Les individus ne sont pas ordinaires. Chacun a besoin de cheminer pour se sentir mieux, pour avancer, mais quelques fois le poids de la culpabilité, des questions sans réponse pèse trop lourd.
Ce récit m’a fascinée, je l’ai trouvé original, prenant, captivant. Les protagonistes ont des failles qu’on découvre petit à petit. Chacun essaie de « se réaliser », d’aller de l’avant malgré les traumatismes. On sent que ce n’est pas aisé, que tout le monde se questionne et veut s’intégrer en restant fidèle à ses valeurs mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille….
L’écriture de Ruth Gilligan (merci à la traductrice) est lyrique, feutrée, pleine de sous-entendus, de mystère. Je l’ai trouvée prenante, j’avais envie de savoir la suite. Il y a, régulièrement, l’apparition d’éléments nouveaux ou de rebondissements. Cela maintient l’intérêt et le côté étonnant et peut-être un peu déconcertant de cette aventure.
Une lecture marquante, hors des sentiers battus, à découvrir !
Traduit de l’anglais (Irlande) par Elisabeth Richard Berthail
Éditions : Seuil (3 Mars 2023)
ISBN : 978-2021499490
354 pages
Quatrième de couverture
En Irlande, huit Bouchers parcourent le pays pour abattre le bétail conformément à une tradition ancestrale selon laquelle la famine s'abattrait sur le pays si le rituel n'était pas respecté chaque année. Or à la fin des années 1990, face à la modernisation de l’Irlande et à la crise de la vache folle, ces compagnons sont voués à disparaître. Una, douze ans, fille de l'un des Bouchers, est prête à tout pour devenir l’une des leurs.