Petit pays, de Gaël Faye
Une chronique d’Emmanuelle.
Ce «petit pays» c'est le Burundi, petit état niché au coeur de l'Afrique des grands lacs, au sud de son voisin le Rwanda - dont le nom nous est plus connu depuis l'horrible génocide de 1994 - et à l'est de l'ex-Zaïre devenu RDC, sur l'autre rive du lac Tanganyika. Et pour Gaël Faye, Franco-Rwandais y ayant grandi avant de devoir s'exiler en France à l'âge de treize ans en raison de ce conflit ethnique sans fin opposant là encore Tutsis et Hutus, c'est d'abord le pays de son enfance : celui du bonheur. D'un bonheur simple peu à peu rattrapé par la dure réalité d'une guerre civile, de ce bonheur qu'auraient tant voulu conserver aussi tous ces réfugiés et ces migrants fuyant l'enfer. C'est un pays enfoui qu'il habite viscéralement, qui fait partie de son identité, un monde disparu dont les media n'ont jamais pu rendre compte et qui ne peut resurgir que par l'écriture, car seule la poésie peut approcher la vérité du monde :
«L'opinion française pensera qu'ils ont fui l'enfer pour trouver l'Eldorado. Foutaises! On ne dira rien du pays en eux. La poésie n'est pas de l'information. Pourtant, c'est la seule chose qu'un être humain retiendra de son passage sur terre. Je détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l'écriront peut-être un jour», commente ainsi son héros narrateur face à «une chaîne d'info en continu» diffusant «des images d'êtres humains fuyant la guerre», accostant sur le sol européen dans leurs embarcations de fortune.
Amoureux des mots, Gaël Faye s'est déjà fait remarquer comme auteur-compositeur-interprète, notamment dans un album rap très autobiographique dont le dernier morceau s'intitulait Petit pays. Et il entre brillamment en littérature avec un premier roman nourri de cette Histoire violente qui rencontra son histoire personnelle, une histoire douloureuse mais aussi chaleureuse et joyeuse.
Petit pays est un roman sur l'identité, sur l'exil et la guerre, comme sur la perte de l'enfance. La perte de l'innocence.
Exilé depuis vingt ans dans une ville nouvelle, «une ville sans passé» de la région parisienne, Gabriel, jeune homme «caramel» qui tangue toujours entre deux rives et peine à se définir, à «montrer patte blanche en déclinant son pedigree», sombre dans la mélancolie comme tous les jours d'anniversaire. L'appel téléphonique reçu le matin de ses trente-trois ans le décide enfin à réaliser ce retour au pays sans cesse reporté, à «solder une fois pour toutes cette histoire qui [le] hante». Mais s'il retrouve l'endroit, il est «vide et creux de ceux qui le peuplaient». Il réalise alors qu'il ne pourra redonner «vie, corps et chair» à ce passé qu'en se mettant à écrire, qu'en se glissant dans la peau de l'enfant qu'il était, en retrouvant ses sensations, ses sentiments et ses pensées.
Et la coque de ce court récit en italique s'ouvre pour laisser place à un récit central libérateur faisant revivre, au travers du regard candide et de plus en plus lucide de son héros, ces trois années charnières qui, de dix à treize ans, le feront passer du paradis à l'enfer.
Fils d'un Français chef d'entreprise amoureux de l'Afrique, marié à une belle Rwandaise réfugiée au Burundi avec les siens après les massacres de Tutsis des années 1960, Gabriel est un enfant privilégié vivant dans un quartier résidentiel de Bujumbura où tous les voisins se connaissent, dans un monde protégé idyllique - s'il n'y avait les disputes de ses parents dont le couple se délite. «Avant tout ça» en effet, c'était la beauté luxuriante de la nature environnante, la chaleur de sa famille, sa petite soeur Ana et tous ces domestiques ou employés à l'attention bienveillante, ses échanges épistolaires avec Laure, sa petite correspondante inconnue d'Orléans, et surtout la bande des copains, «tranquilles et heureux dans [leur] planque du terrain vague de l'impasse», leurs multiples bêtises communes, leurs aventures et leurs discussions. «La vie sans se l'expliquer».
Puis viennent la découverte de la violence et de la peur et l'intrusion brutale de cette politique que son père voulait lui épargner. Et le monde de Gaby commence à se fissurer, les gens à changer, à se haïr en raison de leur appartenance ethnique : «Notre impasse n'était plus un havre de paix». Gabriel trouve alors refuge dans «le bunker de [son] imaginaire» : «Dans mon lit au fond de mes histoires je cherchais d'autres réels plus supportables et les livres, mes amis, repeignaient mes journées de lumière».
Jusqu'à ce que la guerre, la mort concrète, se rapproche encore et vienne «saccager» sa dernière part d'enfance. Il n'existe désormais plus «aucun sanctuaire sur terre» et il sera contraint de choisir son camp : «La guerre, sans qu'on lui demande se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n'ai pas pu.»
Petit pays est un roman puissant et pénétrant, plein de sensibilité et de tendresse, d'humour et de poésie, de maturité et de finesse, qui adopte toujours avec simplicité le ton juste. Un roman évocateur capable d'incarner tout le charme de ce petit bout d'Afrique et la diversité, la singularité des hommes qui le peuplent, d'exprimer la candeur de son jeune héros sans mièvrerie ou de traduire l'horreur des massacres en évitant pathos et voyeurisme. Et cela grâce à une écriture étonnamment maîtrisée, une belle écriture métaphorique aux rythmes et aux tonalités variés, et aux nombreuses formules imagées. Un roman riche de scènes fortes et de moments de grâce, comme cette fête estivale conviviale à l'occasion des onze ans du héros, «fête d'éternité autour du crocodile éventré au fond du jardin» marquant l'apogée du bonheur tout en annonçant le basculement du monde qui va suivre, comme le récit maternel de la macabre découverte des restes des cousines et cousin fauchés au Rwanda avant de pouvoir les rejoindre ou cette dernière et magnifique lettre à Laure quand il se met à neiger sous les tropiques, toute guerre s'anéantissant dans un pays rêvé :
«(...) Les flocons se posent délicatement à la surface des choses, recouvrent l'infini, imprègnent le monde de leur blancheur absolue jusqu'au fond de nos coeurs d'ivoire. Il n'y a plus ni paradis ni enfer. Demain, les chiens se tairont. Les volcans dormiront. Le peuple votera blanc. Nos fantômes en robe de mariée s'en iront dans le frimas des rues. Nous serons immortels.
Depuis des jours et des nuits, il neige.
Bujumbura est immaculée.
Gaby»
Petit pays
Gaël Faye
Editions Grasset
24/08/16, 220 p.