Légende, de Sylvain Prudhomme
Une chronique d’Emmanuelle.
Il y a toujours chez Sylvain Prudhomme une soif de dire le monde en racontant tout simplement, lui qui aime les gens, la vie des hommes dans le temps qui passe, leurs bonheurs et leurs malheurs, leurs peurs, leurs doutes et leurs espoirs. Et on le sent touché par tous ces destins singuliers et ces chemins qui se croisent, par le miracle de la vie, de ses multiples «ramifications» au coeur de cette «coulée implacable» nous acheminant tous vers la mort. Aussi peut-on l'imaginer «heureux et écrasé par la masse des récits à écrire, des histoires à raconter», comme l'est Matt, l'un des héros de Légende confronté à «l'idée du nombre infini des films possibles».
Cette nouvelle histoire entremêlant encore notre temps et une époque révolue, où l'auteur tente de mieux saisir, de mieux comprendre ce passé pour éclairer notre présent et notre propre vie, s'enracine toujours fortement dans un territoire que ses belles descriptions ont le don d'incarner. Et après la terre qui fut celle de son grand-père jusqu'à l'indépendance algérienne, visitée dans Là, avait dit Bahi - roman déjà couronné par le prix Louis-Guilloux -, et cette Afrique où il passa son enfance et son adolescence, évoquée dans Les Grands - qui rencontra à juste titre un important succès -, l'auteur explore à nouveau des lieux avec lesquels il peut établir une certaine proximité.
Brodant sur une histoire vraie qui lui fut racontée par un ami photographe et la portant ainsi au statut de légende, Sylvain Prudhomme, désormais Arlésien d'adoption, situe ce dernier roman en Provence, dans cette plaine de la Crau délimitée à l'ouest par le delta du Rhône, dans cet «angle mort», ce bout de terre caillouteux balayé par le mistral et abandonné à un éternel troupeau de brebis : «Au milieu de la Provence il y avait ça. Ces trente kilomètres de désert. Ces vingt bonnes minutes de vide». «Un morceau de mythologie à l'état pur». Un lieu propice aux interrogations et aux révélations, à une meilleure connaissance de soi.
Légende est une belle histoire d'amitié qui interroge notre vision du monde et notre conception de la vie. Nel, descendant de bergers de la Crau, et Matt, Anglais installé dans la région, sont unis par une même passion pour ces lieux mais aussi pour la photographie ou la réalisation de films, semblant aimer jouer sur les perspectives et les cadrages, profiter de l'ampleur donnée par le recul sans sacrifier les détails de la matière, animés du même désir de suspendre le temps en le figeant ou le faisant revivre.
Tandis que Nel réalise de grands clichés panoramiques de ce paysage immuable, Matt prépare un film sur "la Chou" (1), cette boîte de nuit mythique, «miroir d'une époque, point d'observation privilégié des années 1970/1980 dans la région» où cohabitèrent dans une miraculeuse insouciance et dans le simple plaisir de l'instant, de la fête, des mondes habituellement séparés. Mais alors que Matt enquête, questionne les témoins de cette période, se greffe soudain l'histoire des cousins de Nel : deux frères au destin éphémère et tragique dont son ami ne lui avait jamais parlé, et dont il lui semble primordial de recomposer l'intense et originale trajectoire. Celle de Christian et surtout de l'aîné Fabien, incarnation insolente de la liberté, qu'admirait tant Nel. Fabien qui dans ses carnets proclamait : «Je jure d'être toute ma vie élégant et libre ouvert à l'instant à la beauté à la poésie fidèle à mes amis à ceux que j'aime». Et l'action qui se situe en 2015 durant ces jours de septembre à la douce lumière déclinante, précédant la réouverture exceptionnelle de la Chou, incite à la nostalgie. Nostalgie de la jeunesse, d'un monde à jamais disparu.
Avec en arrière-plan la «coulée inarrêtable», gigantesque et tumultueuse du Rhône, ce roman arborescent dont les deux héros bénéficient d'une réelle caractérisation psychologique repose essentiellement sur la tension entre deux mondes, terrestre et aérien. Le monde ancestral, solitaire et résigné des bergers et de la transhumance, celui d'«un unique voyage pendulaire», s'y oppose en effet au monde «extraterreste» des cousins, celui de l'aventure, de l'inconscience et d'une certaine innocence : un monde échappant aux contraintes, une «bouffée de liberté». Deux mondes qui peuvent néanmoins cohabiter, une certaine gravité (au deux sens du terme) n'interdisant pas la légèreté.
On est entraîné dans les méandres de cette histoire nous faisant naviguer comme toujours d'aller en retour avec beaucoup de fluidité, et l'écriture si particulière de l'auteur n'y est pas étrangère. Un auteur refusant, sauf exceptions signifiantes (notamment dans Là, avait dit Bahi (2)) points d'exclamation et d'interrogation, moins parce qu'il y serait viscéralement allergique comme Marie-Hélène Lafon que par désir de ne pas monter la voix, de ne pas rompre ce flux continu, implacable mais apaisé. Raison pour laquelle aussi sans doute il s'interdit les tirets dans les dialogues. Et on retrouve cette même narration au plus-que-parfait permettant de passer imperceptiblement du présent au passé et donnant au texte une sonorité, une couleur singulière.
On pourrait certes reprocher à l'auteur de ne pas suffisamment se renouveler, de reprendre à chaque fois les mêmes efficaces procédés, mais ces reproches tombent si l'on considère Sylvain Prudhomme avant tout comme un conteur qui, même s'il creuse toujours les mêmes thèmes, nous conte malgré tout des histoires très différentes se déroulant dans des lieux très variés, des histoires lui tendant - et nous tendant - un miroir. Un conteur authentique qui raconte en suivant le cours de ses intuitions et réflexions, et ne peut se défaire de son souffle propre ni du "grain" de sa voix.
1) L'histoire de la Churascaia, dite "La Chou", près d'Aigues-Mortes étant authentique : ici
2) Cf cet éloquent cri de joie contenu dans le point d'exclamation du «cher Luciano!» de la lettre de Bahi à son ancien patron, et cet unique point d'interrogation final appelant réponse, comme un refus de clore l'histoire...
Emmanuelle Caminade
(Article publié préalablement sur le site de La Cause littéraire)
Légende,
Sylvain Prudhomme
L'arbalète / Gallimard
18/08/16, 304 p.