Seize tableaux du Mont Sakurajima
Pour celles et ceux qui aiment le Japon, tout simplement (et un peu la chasse à la baleine aussi).
Cinq générations au pied du volcan.
Voilà bien longtemps que l'on n'a pas voyagé en extrême-orient.
Il est donc tout indiqué de s'y rendre en compagnie d'un occidental tatamisé, le français Michel Régnier : globe-trotter, documentariste et écrivain (globe-writer dirions-nous ?).
Rien que ce titre (hommage aux cent vues du Mont Fuji d'Hokusai) évoque déjà tout le parfum du pays du soleil levant.
Tout commence effectivement par une exposition où l'on peut contempler Seize tableaux du Mont Sakurajima, autant de vues différentes de la région de Kagoshima, que Michel Régnier connait bien, le long de la baie de Kinko, dans la plus au sud des grandes îles nippones, Kyushu, dominée par la silhouette du volcan Sakurajima. Kagoshima est surnommée la Naples de l'Orient : les charmes provinciaux du Japon méridional.
Devant chaque tableau rapidement décrit (de 'vraies' ukiyo comme celle de Hideo Nishiyama ci-dessous), Monsieur Takeru Koriyama évoque ses souvenirs et ceux de ces parents et grands-parents. Cinq générations au pied du volcan, pour saluer un autre oriental.
Là où les hommes vivent.
Entre les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les typhons kamikaze et les tsunami dévastateurs : depuis les dessins animés de Miyazaki on sait la culture japonaise très imprégnée des forces d'une nature toujours indomptée.
« [...] — Les colères de la terre et de la mer se ressemblent, ce sont les hommes qui leur inventent des noms compliqués.
[...] Kinu lui avait glissé :
— Le Japon sans typhons, ce serait comme une femme sans caprices, une chose impensable.
Il lui avait répliqué avec une boutade apprise de sa grand-mère Kimiko :
— Le Sakurajima, lui, est plutôt comme les hommes de Kyushu, semble-t-il. Il sourit souvent, marmonne ou ronchonne de temps en temps et entre très rarement dans une grande colère. Mais alors là, c’est l’enfer. »
Comme si cela ne suffisait pas, le pays aura connu également la terrible folie du militarisme et Michel Régnier nous donne de belles pages, pleines de retenue, décrivant cette période guerrière alors que les fils meurent au front et que les bombardements US au phosphore teintent de rouge et de noir les pentes du volcan.
À travers l'histoire de cette famille Koriyama, c'est tout un siècle de l'histoire du Japon qui nous est offert en lecture. Une large palette d'événements, plus de cent ans d'évolution de la vie et des mœurs nipponnes, et la diversité des régions de ces îles-pays puisqu'une partie de la famille s'installera beaucoup plus au nord près de Sendai.
Les Koriyama du nord seront chasseurs de baleines et là encore cela nous vaudra de belles pages également sur ce métier millénaire que l'auteur juge incompris des occidentaux équipés d’œillères écologiques (les norvégiens et les anglais sont harponnés sans pitié).
« [...] — Papa, où les baleines dorment-elles ?
Hideo avait réfléchi, puis déclaré :
— Je ne le leur ai jamais demandé, mais je le ferai à la prochaine traversée, c’est promis.
— Tu te moques de moi…
Kinu avait souri, tandis que Kimiko avait eu une merveilleuse réponse, malgré le silence dubitatif de son petit-fils :
— Voyons, Takeru, les baleines dorment dans les rêves des baleiniers.
[...] — Je sais… Les Européens, les Nord-Américains, qui ont décimé la moitié du règne animal et font la morale à toute la Terre. »
Une découverte passionnante de la vie japonaise, même si l'on devine quelques déformations au travers de l'objectif photo de notre occidental tatamisé qui idéalise très certainement la vie de nos lointains voisins (la famille Koriyama ressemble parfois un peu trop à celle des bisounours).
Fort heureusement l'aspect guide touristique reste discret grâce à une très belle plume : certes Michel Régnier n'ignore rien des subtilités de la langue nippone (les sakura, les shoji, les amado, ... n'auront bientôt plus de secret pour nous) mais il ne dormait non plus pendant la classe de français. On se délecte d'une langue élégante, riche et fluide à la fois (où votre regard adamantin sous votre front éburné découvrira les fosses hadales du Pacifique).
Pas question de se coucher idiot ce soir.
On a même droit à un petit arbre généalogique de la famille Koriyama pour nous aider à nous y retrouver dans tous ces prénoms méconnus.
Mais ce qui fait définitivement le charme de ce roman, c'est bien l'atmosphère dont il est imprégné.
Un contraste étrange entre d'un côté toute la sagesse d'une civilisation nippone faite de douceur de vivre, de simplicité, de respect social et de relations familiales policées, et de l'autre côté, toute la violence des colères de la mer ou de la montagne et la folie des destructions guerrières.
Un bouquin qui entre presque en résonance avec le récent dessin animé de Miyazaki : Le vent se lève.
Nos philosophies occidentales ne sauraient sans doute pas classer cela autrement que dans des catégories mentales qui ressortissent à la résignation ou au fatalisme, mais Michel Régnier semble, lui, être en mesure d'approcher de très près les mystères de la sagesse asiatique, là où les gratte-ciel vieillissent plus vite que les pagodes.
Malheureusement la deuxième moitié du bouquin voit le récit s'enliser un peu (ou notre attention s'émousser ?) quand il s'agit de suivre la vie contemporaine de Koriyama-san (celui qui, justement, visite l'exposition des estampes du Mont Sakurajima) : on préférait ses évocations de souvenirs.
Évidemment après tout cela, on n'a plus qu'une envie, prendre l'avion pour retrouver la plus ingénieuse fourmilière humaine et découvrir le Japon provincial de ces îles du sud que l'on ne connait pas encore et qui nous tentent déjà depuis un moment !
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