Gumri, Arménie si loin du ciel, de Jean-Luc Sahagian
Ce livre, qui est le récit d’une découverte en même temps qu’une réflexion sur cette découverte, débute par un sourire. Peut-on imaginer plus beau début ? « Ce sourire me prit par surprise lorsque je vis ce visage inconnu s’éclairer soudain dans cette ville inconnue et que j’eus bientôt l’impression d’être chez moi dans ce sourire. Que ce visage me devenait soudain familier, que je l’avais même attendu ».
La ville inconnue, c’est Gumri, la deuxième ville d’Arménie. Le narrateur est le petit fils d’une femme partie de Turquie en 1915 pour échapper au génocide et qui est venue se réfugier en Grèce, puis à Marseille. Le sourire est celui d’une jeune femme, Varduhi.
Le récit débute par une histoire d’amour finissante et douloureuse et se poursuit par l’éclosion d’un nouvel amour raconté avec discrétion et pudeur, en filigrane des questions que se pose Jean-Luc Sahagian.
La toute première de ces questions porte sur les raisons de sa présence à Gumri, ce lieu où il va retourner plusieurs fois, pressentant que « là se trouvait une clé de [son] existence, et que [s’il était] arrivé à Gumri après des années à errer, ce n’était pas tout à fait par hasard ».
D’abord interrogation sur la notion d’identité et les liens que celle-ci peut avoir avec ces histoires de famille que l’on entend depuis la toute petite enfance, si souvent répétées qu’elles finissent au fil des années et à travers les aléas de la vie par faire sens, le livre glisse insensiblement vers la rencontre avec une autre culture, un autre mode de vie, d’autres traditions.
« À ce moment de ma vie, je ne me sentais nulle part. La perte de l’amour avait ravivé la blessure de l’exilé et je cherchais un refuge, comme un forcené. J’étais comme ma grand-mère, un fugitif, un tzigane, jeté dans un monde qui ne voulait pas de moi. Et c’est ce trouble qui m’a conduit vers l’Arménie. L’Arménie comme un refuge possible où l’on m’accueillerait, enfin. Non pas une terre d’identité, de racines, mais une étrangeté peut-être familière ».
Cette familiarité est celle du contraste entre l’arménien de l’exil (qui n’a pas choisi de l’être) et l’arménien de là-bas, qui n’a pas choisi lui non plus son identité, avec entre les deux de belles découvertes, des interrogations, des surprises.
« Bien sûr, si je parle de l’Arménie, je parle aussi de moi », nous dit Jean-Luc Sahagian. Et il va donc aussi nous parler de son mariage avec Varduhi, dans ce pays où « le mariage est l’une des principales activités économiques », ou « c’est même une obsession locale et un des sujets de conversations favoris ».
Le contraste entre l’Arménie de l’exil et l’Arménie « de là-bas » culmine donc avec ce fruit du travail commun effectué par Varduhi et Jean-Luc Sahagian. Varduhi et ses dessins expressifs qui illustrent si bien le livre, l’auteur qui pose un regard précis, critique, curieux et bienveillant sur les rapports des habitants à la nourriture, aux voisins, à la religion, au travail, à la sexualité, à la culture, à tout ce qui constitue l’essentiel de la vie quotidienne, à Gumri comme ailleurs.
Le livre s’achève par un épilogue émouvant sur Tamam, la grand-mère de l’auteur, maintenant disparue, qui ferme la boucle entamée par l’écriture de ce récit et lui donne ainsi pleinement son sens :
« J’entrais chez toi et tout était là, inchangé depuis que je te connaissais, et ce temps qui semblait immuable, mais qui passe malgré tout, puisque tu n’es plus là, désormais. Mais pourtant, ce qui m’émeut, ce sont ces dimanches soirs où l’on se retrouvait chez toi, serrés sur la banquette et comme tu m’embrassais fort, en partant.
Et la dernière fois, l’une des dernières fois, lorsque tu ne m’as pas reconnu.
Tamam ».