Le théorème du homard, de Graeme Simsion
Pour celles et ceux qui aiment les bisounours.
L'ET qui débarquait de la planète Asperger-452b.
On se méfie toujours (trop sans doute) des bouquins aux succès retentissants, des rééditions aux chiffres de vente impressionnants, des traductions aux ambitions planétaires, des best-sellers qui envahissent les têtes de gondole et des enthousiasmes qui saturent la blogoboule.
Cumulant un peu tout cela, Le théorème du homard avait tout pour qu'on cherche à l'éviter : classé dans les incontournables pour la plage, il était même réputé comme livre de chevet de nombreuses célébrités et conseillé par Bill Gates himself !
Soyons beau joueur : même s'il est clairement formaté pour le succès qu'il a connu, ce roman (cette romance) est un vrai plaisir de lecture, quelques heures de rire et d'émotion, de réflexion légère aussi. On en ressort donc le cœur léger et il faut bien reconnaitre que ce cœur a battu plus vite pendant quelques heures.
Alors oui, et même si le succès ne nous a pas attendu : coup de cœur. Cœur léger pour une littérature légère, mais coup de cœur quand même.
La recette est connue (pas celle du homard, celle de la romance) : c'était déjà celle de la suédoise Katarina Mazetti et de son Mec de la tombe d'à côté : prenez un homme et une femme que tout, mais alors tout, vraiment tout oppose, mettez-les sur un même grill, assaisonnez copieusement d'humour et d'amour, surveillez la cuisson, retournez de temps en temps.
Aux antipodes (Graeme Simsion est australien), il suffit de remplacer les boulettes de viande suédoises par du homard fraîchement pêché.
La vraie originalité du plat cuisiné par Simsion, ce n'est pas le homard mais son personnage masculin : Don Tillman.
Un professeur de génétique, maniaco-obsessionnel, souffrant de quelque chose qui ressemble bien au syndrome d'Asperger.
Tiens, décidément l'Australie s'intéresse de près à ces comportements atypiques : on se souvient du dessin animé Mary et Max, avec aussi un autre aussie aux fourneaux : Adam Elliot.
Don est obsédé par son timing (le gars qui, lorsque vous lui dites attends moi deux minutes je passe aux toilettes, sort sa montre et déclenche le chrono), Don a organisé un menu pour toute la semaine et le répète scrupuleusement chaque semaine (et le mardi c'est ... homard !), ainsi Don rationalise et optimise le temps passé à faire les courses, le rangement des ingrédients dans le frigo et le placard et bien sûr les opérations en cuisine (il prépare le homard les yeux fermés en classant mentalement ses stats de généticien). Tout cela est d'une logique rationnelle imparable : à se demander pourquoi on fait pas tous comme ça ... tiens oui, pourquoi hein ?
« [...] En ouvrant le placard à provisions, elle a eu l'air impressionnée par son degré d'organisation : une étagère pour chaque jour de la semaine, plus des espaces de rangement pour les ressources communes, alcool, petit-déjeuner, etc., avec l'état des stocks affiché au dos de la porte.
- Vous n'avez pas envie de venir faire un peu de rangement chez moi ? »
Comme les Aspis, Don est incapable d'empathie (il ne pleure pas en regardant Sur la route de Madison et ne tombe pas amoureux de Sally qui rencontre Harry) et surtout il est incapable de se comporter comme on l'attend en société et, à l'entrée d'un resto chic qui affiche tenue correcte exigée, il est capable de détailler au vigile tous les avantages de sa veste en gore-tex jaune fluo sur ceux d'une veste de costard de ville en laine mérinos, même taillée sur mesure.
Il a une case en moins ou en plus, en tout cas une case différente, qui lui rend impossible la compréhension de l'assemblage subtil et complexe des usages, des règles, des us, des coutumes, des conventions qui semblent indispensables à la cohésion sociale de notre société dite civilisée.
Pour lui, seul compte le rationnel. Et visiblement, ce n'est pas le point fort de notre Humanité.
Après quelques échecs répétés avec la gente féminine, Don s'est donc mis en quête de l’Épouse Idéale grâce à un questionnaire (très rationnellement élaboré) auquel les candidates potentielles doivent répondre.
Au QCM, l'originale et fantasque Rosie a tout faux. Mais alors tout faux.
« [...] Gene m’a envoyé la femme la plus incompatible du monde. Une barmaid. En retard, végétarienne, désorganisée, irrationnelle, une hygiène de vie déplorable, fumeuse – fumeuse ! –, des problèmes psychologiques, ne sait pas faire la cuisine, incompétente en mathématiques, couleur de cheveux artificielle. Je suppose que c’était une blague. »
Ils vont donc se rencontrer (voir la recette plus haut), se côtoyer, s'éloigner, se rapprocher, ... On ne raconte pas la fin mais vous l'avez bien sûr devinée, bienvenue à Melbourne, le pays des bisounours qui ont la tête down under.
« [...] Tu veux bien qu’on se balade ensemble une petite demi-heure ? Et pendant ce temps, pourrais-tu accepter de faire juste semblant d’être un être humain ordinaire et m’écouter ? Je n’étais pas sûr d’être capable d’imiter un « être humain ordinaire », mais j’ai accepté la petite balade. De toute évidence, Rosie était troublée par des émotions et je respectais ses efforts pour les surmonter. En fait, elle n’a pour ainsi dire pas parlé. Du coup, la promenade a été très agréable – c’était presque comme de marcher seul.
[...] Une bonne occasion de lui poser une question sur sa vie privée.
— Tu as un petit ami ? J’espérais avoir employé un terme approprié.
— Bien sûr, je ne l’ai pas encore sorti de ma valise, c’est tout, a-t-elle répondu. C’était manifestement une blague, alors j’ai ri avant de lui signaler qu’elle n’avait pas vraiment répondu à ma question.
— Don, tu ne crois pas que si j’avais un petit ami, tu en aurais entendu parler depuis le temps ? Il me paraissait tout à fait possible de ne pas en avoir entendu parler. »
Sans doute pour éviter toute critique de la communauté scientifique, l'auteur prend bien soin de ne pas cataloguer définitivement Don parmi les Aspis, mais les symptômes ressemblent bien à ceux du syndrome. Même si l'on ne savait pas les Aspis adeptes de la dive bouteille ...
« [...] Toutes les recherches montrent que, s’agissant de consommation d’alcool, les risques pour la santé sont supérieurs aux bénéfices. Mon argument personnel est que les bénéfices pour ma santé mentale sont supérieurs aux risques. L’alcool semble à la fois me calmer et me mettre de bonne humeur, une combinaison paradoxale mais plaisante. Et il réduit mon malaise en société.
[...] En soi, mon niveau de consommation ne suffit pas à faire de moi un alcoolique. Je crains cependant que ma violente aversion à l’idée d’y mettre fin ne démontre le contraire. »
De toute façon, après quelques chapitres on se fiche complètement d'Asperger : on prend juste plaisir, grand plaisir, à toutes les scènes qui plongent Rosie et Don dans des situations tordues, aux dialogues férocement décalés. Et l'auteur n'est pas avare : le repas sur le balcon, la virée en porsche, la soirée cocktails, le bal, ... et allez, y'a encore du rab, vous en reprendrez bien encore un peu de mon homard ?
C'est jubilatoire comme on dit, on rit même franchement, et on lit ça à vive allure, comme un polar, allez encore une, encore une, mais pressé aussi de les voir enfin s'embrasser !
Le propos de Simsion est clair et Don pourrait tout aussi bien être un extraterrestre, un Aspi venu de la lointaine planète Asperger-452b pour découvrir la race humaine. Don cherche consciencieusement et désespérément les clés pour comprendre notre monde et nos comportements. Il cherche les clés de la compagnie de Rosie. Et donc, tout simplement, Simsion nous montre les clés de nos comportements, les ressorts de nos joies, bonheurs et plaisirs, il nous tend un miroir : on s'intéresse bien plus à 'nous' qu'aux Asperger.
Le message des bisounours down under est très simple et très sucré : le bonheur c'est ici et maintenant, avec cette fille-ci, avec ce gars-là. Le homard s'accompagne d'une boisson sirupeuse à forte teneur en sucres et sans édulcorants. Whisky et bière ce sera pour une autre fois, au rayon polars sans doute !
« [...] Deux des trois meilleurs moments que j’avais connus avaient eu lieu au cours des huit dernières semaines. Et j’avais vécu les deux en compagnie de Rosie. Y avait-il une corrélation ? Il était indispensable de tirer ce point au clair. »
Alors oui, on peut évidemment reprocher à ce bouquin sa construction et son formatage : cuisine aseptisée pour plaire à tous et il ne faut pas y chercher autre chose. La fusion world food est connue pour cela mais le plat reste savoureux : les produits sont frais, le chef est professionnel, le service est impeccable et la note pas trop salée. Seul un convive qui se serait vraiment trompé d'adresse en croyant trouver ici une nourriture plus épicée et plus exotique, pourrait sortir de table sans se frotter le ventre, repus et satisfait.
Ah, j'allais oublier : même si Don compte ses amis dans la vraie vie comme nous les nôtres sur facebook, même s'il est adepte du GPS en voiture (comprenez bien : la vitesse y est mesurée de façon beaucoup plus précise que sur le tachymètre du tableau de bord), on sait gré à Simsion de nous livrer un roman moderne et actuel (2012) en nous épargnant les désormais inévitables réseaux sociaux avec leur cohorte de petits messages de services et autres piaillements d'oiseaux bleus. Juste quelques courriels discrets, ce sera tout. Merci l'écrivain.
Et à propos de remerciements, ne manquez pas ceux de la postface qui laissent entrevoir la longue et complexe genèse d'un tel roman : c'est instructif.
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