"Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse", d'Emmanuel Todd
Une chronique d’Emmanuelle.
Souvent présenté comme un arrogant brûlot simpliste et moralisateur par des commentateurs approximatifs n'ayant manifestement pas lu le livre, Qui est Charlie ? a suscité une vive polémique dans les media avant même sa parution. Inverser ce titre accrocheur avec son sous-titre, Sociologie d'une crise religieuse, aurait sans doute évité quelques malentendus en annonçant mieux la teneur de ce remarquable essai reposant sur une somme de travail impressionnante, et s'inscrivant dans la continuité du Mystère français (Seuil, 2013), le précédent livre d'Emmanuel Todd coécrit avec Hervé Le Bras.
La mobilisation massive du 11 janvier 2015 n'y est en effet qu'une clé pour «comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique dans la société française actuelle». Et chercher qui est Charlie, ce manifestant (pris en son sens collectif, Paris et province mêlées), vient aider l'auteur à analyser la crise que traverse notre société : une crise pour lui «de type religieux ou quasi-religieux», mais pas celle qu'on attend !
Historien et anthropologue, Emmanuel Todd peut ainsi, en s'appuyant sur quarante années de recherches et sur de nouvelles données statistiques, établir une cartographie comparative (réalisée par Philippe Laforgue) et faire apparaître des corrélations riches d'enseignements - lui permettant notamment d'étayer l'hypothèse selon laquelle la désignation récente de l'islam comme problème central de notre société ne serait que celle d'un «bouc émissaire répondant au besoin intrinsèque d'une société totalement déchristianisée».
Et grâce à ces représentations très parlantes mais aussi, globalement, à la clarté du langage, et aux nombreux exemples et comparaisons avec des évolutions idéologiques, sociales et politiques affectant ou ayant affecté d'autres pays dans l'histoire, cet essai nourri, précis et foisonnant (1) n'a rien de rébarbatif ni d'indigeste pour un non-spécialiste
1) La dernière partie et la conclusion toutefois s'avèrent moins percutantes car trop foisonnantes, voire un peu "fourre-tout", l'auteur semblant pressé de terminer ...
Dans son introduction, Emmanuel Todd revient sur le contexte émotif de sa démarche, sur ses motivations, et nous explique ses méthodes. Procéder à une «sociologie à chaud» ne l'a pas dispensé de «s'en tenir à la rigueur scientifique autant qu'il est possible» nous rassure-t-il. Et en effet rien à redire à sa démarche et peu de choses à son utilisation de l'outil statistique (2): il se montre prudent et nuancé quand c'est nécessaire, expliquant ses choix sans taire leurs limites et justifiant les hypothèses retenues; il affirme sur la foi du constat et c'est avec honnêteté qu'il souligne la rapidité (dictée par l'urgence) de certaines de ses conclusions ou son impossibilité à conclure (notamment sur la manifestation parisienne) faute d'éléments suffisants.
Et il en profite pour s'excuser du ton peu académique d'un essai écrit sous le coup de l'exaspération mais, à vrai dire, sa tendance à l'inflation verbale est surtout dérangeante dans cette introduction. Car, à part quelques exceptions, ses raccourcis langagiers un peu excessifs, une fois remis dans le contexte objectif de son approche, s'avèrent en général très signifiants.
Il dit enfin la profonde fidélité de son travail à «la logique et la morale» de Max Weber pour qui «la sociologie ne doit pas discerner le bien du mal mais aider les hommes à comprendre le sens profond de leurs choix et de leurs actes, les contraindre à admettre ce que sont les valeurs latentes qui les conduisent à faire tel ou tel choix idéologique ou politique».
2) On signalera toutefois une grosse "coquille" et une maladresse notoire :
- p. 150 : une évolution exprimée en % et non en points ! (résultant de la comparaison de deux taux calculés sur des bases différentes)
- p. 211 : utilisation d'un tableau de l'IFOP titré "Evolution du vote des musulmans" et totalement lacunaire sur la définition de la population étudiée !
réédité le17/06/15 :
Selon des spécialistes qui ont fait le travail de vérifier systématiquement les données utilisées, E. Todd aurait fait quelques erreurs de comptage pour Paris et surtout Marseille. Des erreurs qui certes ne changent pas grand chose à ses conclusions et n'invalident guère son cadre d'analyse, mais qui montrent quand même que le livre a été écrit un peu vite...
Beaucoup de commentaires dénaturant totalement le contenu de ce livre sont véhiculés sur le web et il faut le lire pour bien interpréter les concepts Toddiens qui ne sont nullement simplistes. Par contre, inutile de lire cet essai si on refuse d'emblée de s'inscrire dans une approche sociologique et surtout anthropologique; si on refuse de penser de manière globale, en termes de forces sociales, de formes et de stuctures, en termes de masse, de proportion et de répartition, de tendance. Inutile surtout de le lire si on refuse d'être dérangé dans ses certitudes. Mais le propre d'un esprit libre, n'est-il pas de remettre en cause ses convictions et, comme l'affirmait le regretté Simon Leys dans Le studio de l'inutilité, "d'être capable de désapprendre ce en quoi il a toujours cru" ?
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Partant de l'analyse de la crise religieuse révélée par Charlie, Emmanuel Todd découvre que notre vieille République et sa belle devise est en train d'accoucher d'une nouvelle République dans laquelle les forces sociales et politiques antagonistes s'équilibreraient de manière schizophrénique autour d'une valeur centrale d'inégalité...
La crise terminale du catholicisme français
«La vérité religieuse de la France de 2015, c'est une incroyance comme il n'en a jamais existé dans l'histoire», affirme l'auteur qui montre de manière passionnante comment cette mobilisation citoyenne sans précédent s'insère dans une dynamique historique de déchristianisation.
Deux France coexistent toujours dans l'Hexagone malgré la mobilité des populations. La vieille France laïque ayant commencé sa déchristianisation dès le milieu du XVIIIème pour l'achever à la Révolution domine encore territorialement le «centre» - Bassin parisien + façade méditerranéenne - au fonds anthropologique égalitaire (dans ses structures familiales régies par l'héritage). Tandis que, dans les régions anthropologiquement inégalitaires de la «périphérie», est fortement représentée cette fameuse France «catholique-zombie», laïque de fraîche date mais ayant conservé des traces de ses valeurs catholiques hiérarchiques et autoritaires : celle qui justement vient de terminer son décrochement religieux entamé seulement vers 1960.
Ces deux France se retrouvent dans un «état de risque métaphysique» qu'aggrave la crise économique : la première car désormais «privée de la ressource morale et psychologique de la contestation cléricale», et la seconde car brutalement propulsée dans un a-théisme générateur d'angoisse. L'Histoire - et notamment celle de la Révolution française et du Nazisme (3) - enseigne de prendre au sérieux la religion «surtout lorsqu'elle disparaît». Et, outre la diffusion de l'islamophobie, la sacralisation de «l'européisme» avec sa foi en la monnaie unique, véritable «idéologie de substitution», apparaît à l'auteur comme le produit-même de cette déchrisitianisation.
Sans forcément adhérer aux convictions assez catégoriques d'Emmanuel Todd sur le rôle de l'euro dans la destruction de l'économie et de la société française (qu'il évoque très partiellement car ce n'est pas le sujet du livre), la cartographie de Maastricht révélant que le oui porté par les classes moyennes et moyennes supérieures avait une «forte dimension (...) post-religieuse» s'avère troublante. Quant à l'islamophobie récente, on va découvrir étonnamment qu'elle s'appuie sur cette même masse de classes "éduquées" au revenu décent.
3) Entamé une quarantaine d'années avant, un effondrement du Luthéranisme précéda le Nazisme, tout comme la déchristianisation entamée vers 1750 précéda la Révolution française
Qui est Charlie ? ou le "néo-républicanisme" naissant
Avec environ «1 Français urbain sur 10 s'identifiant à Charlie», la manifestation du 11 janvier s'est constituée par son ampleur en «objet sociologique». Emmanuel Todd constate la surprenante distribution inégalitaire de ces masses unanimes sur le territoire français et analyse ces variations d'intensité de mobilisation dans les 85 agglomérations les plus peuplées lui servant d'échantillon, dont il observe de plus la composition sociale et évalue le «fonds religieux». Ce qui l'autorise à conclure à une «forte propension à manifester des classes moyennes issues du secteur public et privé, enrichies dans les provinces d'une importante composante catholique-zombie».
On retrouve les forces sociales réunies lors de Maastricht, mais cette fois «en première ligne face à l'islam», religion minoritaire - et d'un groupe défavorisé - dont le journal satirique auquel s'identifie Charlie caricature le symbole. Et s'il semble légitime de déceler le thème principal de la manifestation, «explicite pour certains, implicite ou même inconscient pour d'autres», il n'est pas acceptable à mon sens d'y avoir ajouté, au-delà de l'affirmation du «droit» au blasphème, le «devoir» de blasphémer sur l'islam des autres autant que sur son catholicisme. Car s'il y eut bien une injonction ce fut à manifester et non à blasphémer !
Charlie consacre ainsi moins l'unanimité d'un peuple défendant les valeurs de la République que l'hégémonie d'une «coalition sociale» privilégiée. Là réside pour l'auteur son imposture, et cet «essai sur le mensonge» dénonce aussi un Etat prétendument «social» : un Etat acceptant le sacrifice d'une frange de la nation (avec plus de 10% de taux de chômage destructeur) et se durcissant envers les plus vulnérables, qui favorise en fait ce bloc hégémonique MAZ (classes Moyennes, personnes Agées, catholiques-Zombies) jusqu'ici relativement épargné, mais dont l'anxiété monte face au vide métaphysique et à une crise économique qui désormais commence à l'atteindre.
Et ce «basculement idéologique» inégalitaire d'une société un peu schizophrène s'engageant dans un «néo-républicanisme» catholique-zombie, alors-même qu'elle déclare son attachement frénétique à la République et à la laïcité – une laïcité radicale «fantasmée» n'ayant jamais existé sous la IIIème République ! – éclaire les flottements et les incohérences de notre vie politique actuelle.
La crise de l'égalité au centre des mutations
Si la crise de l'égalité est un phénomène mondial produit de l'organisation néo-libérale du commerce et de la finance, ce sont bien les Etats qui mettent en place les règles du jeu. Dans les sociétés avancées aux systèmes politiques représentatifs, les corps électoraux ont ainsi accepté «les nécessités de la compétition et les bienfaits promis de l'inégalité». Et cette «allégeance des masses» semble due au développement de l'éducation supérieure qui a «disloqué l'homogénéïté éducative» et à l'érosion des couches culturelles protectrices alors même que l'individualisme et la liberté s'exacerbent.
Le coeur égalitaire central de l'Hexagone est ainsi passé «sous contrôle de la périphérie qui s'appuie sur les mécanismes européens». Des mécanismes dont le centre de gravité glisse de manière inquiétante vers le Nord. Un Nord dominé par l'Allemagne dont le durcissement inégalitaire devient catalyseur d'islamophobie mais aussi d'un regain d'antisémitisme. L'auteur - qui ne cache pas ses convictions assimilationistes – s'inquiète ainsi de cette «xénophobie différentialiste» autrefois minoritaire, plus dangereuse car ancrée dans l'inégalité (on déteste l'étranger car à priori différent), qui tendrait à supplanter dans notre pays la «xénophobie universaliste» plus égalitaire (on déteste tous les étrangers).
Le grand détraquage du système politique et idéologique français
Emmanuel Todd va, en se penchant sur ce FN «officiellement xénophobe», et grand absent de la manifestation, montrer de manière percutante «l'absurdité symétrique» d'un système où les masses populaires au fonds anthropologique égalitaire qui constituent désormais l'électorat de ce parti montant, font face à des classes moyennes porteuses d'une République fallacieuse ancrée dans des structures anthropologiques inégalitaires et développant une islamophobie plus ou moins masquée.
Le vote FN a récemment basculé de l'Est à forte implantation immigrée au centre de l'Hexagone, et l'assise désormais républicaine, égalitaire, de l'électorat frontiste nous permet de mieux comprendre son refus de «l'autorité des groupes dirigeants».
De comprendre aussi que l'hostilité des milieux populaires, masses dévalorisées car reléguées dans des strates éducatives inférieures et économiquement fragiles, n'est pas forcément du racisme au sens strict. Mais plus une «perversion égalitaire», une xénophobie universaliste «subjective», rétive «au mode de vie arabe concret» et s'insurgeant inconsciemment contre les lenteurs de l'assimilation!
Tandis qu'une xénophobie différentialiste «objective» plus abstraite (idée que les "musulmans" sont par nature différents) et finalement plus dangereuse pour l'équilibre social - car s'exprimant dans des politiques excluant de fait prioritairement la population d'origine musulmane - dominerait dans les classes moyennes dirigeantes d'assise inégalitaire. Une évolution d'une arabophobie toujours présente à une islamophobie dominante que semble bien résumer ce glissement sémantique d'"arabe" à "musulman".
La distribution géographique du vote Sarkozy montre par ailleurs que ses meilleurs scores s'enregistrent à la fois dans les espaces les plus inégalitaires et l'espace central révolutionnaire, d'où une difficulté de la droite au pouvoir à réformer.
Tout comme à gauche où l'étude du vote Hollande montre son éloignement de ses assises révolutionnaires, ce qui éclaire l'alignement de l'action gouvernementale sur ces valeurs latentes d'inégalité, et la contradiction d'un discours d'intégration bienveillant avec une politique économique calquée sur celle de l'Allemagne (pays produisant 35% d'enfants de moins que la France). Politique qui condamne une proportion élevée de jeunes Français au chômage, parmi lesquels les enfants d'immigrés sont sur-représentés.
Islamophobie et antisémitisme ou l'avenir hypothéqué
«Comme les Juifs européens vers 1930, les Musulmans de France n'existent pas» et «coller sur cette diversité sociale mais aussi religieuse l'étiquette musulman est, tout simplement, un acte raciste».
Rétablissant les faits sociologiques, Emmanuel Todd revient sur l'assimilation rapide de cette population, dont le coup de frein s'avère récent. Et il démonte la mécanique sociale pouvant conduire des jeunes – pas seulement musulmans – au terrorisme.
Produit combiné de la mondialisation dont les effets sont aggravés dans la zone euro, et surtout de corps électoraux âgés dont les préférences égoïstes guident les choix politiques, l'écrasement économique et social des jeunes touche en priorité ceux d'origine musulmane exempts de filet protecteur, l'islamophobie n'étant qu'un phénomène aggravant. Des jeunes sans horizon social (pas de place offerte, pas d'ascension possible) ni moral (trop d'injustices) incités à la fuite, le mirage de l'Etat islamique étant peut-être une adaptation de l'idéal d'émigration séduisant d'autres jeunes.
Et l'auteur analyse la réalité de cet antisémitisme des banlieues qui n'est pas seulement une importation du conflit israélo-palestinien mais également un antisémitisme concret qui résulterait largement, comme le vote FN, d'une mécanique de stratification éducative. Mais, dans le contexte d'atomisation de la société et de désintégration de la culture maghrébine, la colère se tourne vers ce petit nombre de Juifs pratiquants, enviables car protégés du vide par leur communautarisation. Un égalitarisme parfois «hystérisé» qui peut conduire au «rejet de l'autre classé non-humain».
«Tout ciblage supplémentaire de l'islam comme coupable» ne peut pour Emmanuel Todd qu'aggraver la situation. Il risque en outre de renforcer l'antisémitisme des banlieues mais aussi de le propager dans les classes moyennes. Car «quand le racisme s'empare des consciences, il ne s'arrête jamais à une catégorie.» Une confrontation à l'islam qui, à terme, isolerait la France et hypothéquerait son avenir. Reste la seule voie réaliste ayant quelques chances de réussite : celle de l'accommodement.
Nous devrions accorder à un islam bien plus faible en termes de puissance ce qui a été accordé au catholicisme à l'époque de la laïcité triomphante. Car ses valeurs ne sont pas incompatibles avec celles de la République, d'autant plus qu'avec l'ampleur du taux de mariages mixtes en France le problème du statut de la femme est amené à disparaître. Mais pour cela il faudrait bousculer ces classes moyennes - historiquement toujours motrices des changements -, ce bloc MAZ soudant cadres, vieux et catholiques-zombies dans la défense de leurs privilèges et l'acceptation de l'inégalité qui en découle. Une perspective peu vraisemblable même si l'auteur tente d'échapper à ce lucide et noir tableau par une pirouette humoristique finale.
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Si la fameuse "fracture sociale" française a déjà été dénoncée et étudiée, son approche par Emmanuel Todd n'en est pas moins totalement novatrice. Il a construit en effet un modèle global d'analyse cohérent fondé sur la détermination anthropologique souterraine des comportements – d'où une orientation légitime de ses choix de variables et de ses hypothèses. Un modèle qui comporte bien sûr ses limites et ne peut cerner toute la vérité de Charlie ni de notre société, mais qui constitue néanmoins - que l'on y adhère totalement, partiellement ou pas - un apport capital pour sonder la complexité parfois paradoxale des choses.
Remplissant à fond son rôle d'intellectuel, il nous offre ainsi un outil de décryptage dérangeant, ouvrant de nombreuses pistes de réflexion pour nous aider à penser la France et le monde.
Emmanuelle (Blog : l’or des livres) )
Qui est Charlie?, Emmanuel Todd, Seuil, mai 2015, 252 p., 18 €