Eva dort, de Francesca Melandri
Pour celles et ceux qui aiment autant les blondes walkyries que les brunes méridionales.
Romance sur fond de montagnes et d'Histoire.
C'est Dominique qui nous a mis sur les traces des habitants du Haut-Adige ou du Sud-Tyrol avec ce bouquin de Francesca Melandri curieusement titré : Eva dort.
Un titre que l'on verra se déployer tout au long du roman.
On avait surtout envie de découvrir une région et un épisode historique tous deux méconnus (on va y revenir) mais on a eu le bonheur de tomber sur une belle plume et une belle histoire (avec un petit 'h').
Mais tout d'abord que sont cette région et cette Histoire (avec un grand 'H') qui tissent toute la trame du bouquin (Francesca Melandri est documentariste) ?
Pour être à l'aise dans sa lecture, on vous conseille d'ailleurs de lire en diagonale quelques pages sur le ouèbe [ici] au-delà de notre ci-dessous résumé : la lecture du roman n'en sera que plus fluide et le plaisir plus grand.
« [...] Après Sterzing / Vipiteno, un peu avant de sortir à Franzensfeste / Fortezza, Carlo s’est arrêté à l’Autobahnraststätte / Autogrill et nous avons mangé un belegtes Brötchen / sandwich. Puis nous avons quitté l’Autobahn / autoroute et nous avons payé au Mautstelle / péage. Dans sa Volvo qui heureusement est suédoise et ne se traduit donc ni en allemand ni en italien. Bienvenue dans le Südtirol / Alto Adige, royaume du bilinguisme.
[...] Pour les légumes et les fruits aussi, il utilisait l’italien, surtout pour les salades : chicorée, laitue, valériane, roquette, pourpier, cresson. Mais pour la viande il se servait de l’allemand : Rindfilet, Lammrippen, Schienbein. Comme pour les gâteaux : Mohnstrudel, Rollade, Linzertorte, Spitzbuben. Ce bilinguisme culinaire était un usage solidement établi, partagé par tout le personnel, auquel on ne pouvait déroger. »
Cette région du nord de l'Italie, au pied du col du Brenner, serait un peu l'Alsace italienne.
Tout cela appartenait à l'Autriche, jadis. Les habitants étaient germanophones et bizarrement accoutrés lors des dimanches de fête.
Mais après la première Guerre, il fallut naturellement humilier les vaincus et la région bascula du côté italien. Bientôt, dans les années 20 et 30, le fascisme romain entrepris une italianisation forcée de ces vallées : l'allemand y fut bientôt interdit, administration et employeurs y devinrent sourds d'une oreille et ne comprenaient plus que l'italien.
« [...] On peut interpréter la chose comme on voudra, mais l’adoption unanime du juron italien par la population de langue allemande fut le seul succès impérissable de l’italianisation forcée voulue par le fascisme. »
Encore quelques années et les habitants accueillirent donc tout naturellement à bras ouverts les nazis qui passèrent les Alpes. Tout aussi naturellement, on le leur reproche encore. L'Italie reprit possession des lieux à la fin de la guerre (la seconde).
Allez, encore quelques tours de roue et dans les années 60, un peu avant les Brigades Rouges, quelques bûcherons, quelques garagistes et quelques paysans se sentirent l'âme suffisamment rebelle et le cœur assez vaillant pour dynamiter quelques pylônes voire quelques véhicules de carabiniers.
« [...] Jusque-là, les Italiens ne savaient rien du Haut-Adige. Ils ignoraient presque tous qu’on parlait allemand dans un coin de leur territoire national. »
Naturellement la soldatesque mit alors en application les bonnes pratiques apprises des forces françaises en Algérie.
« [...] La technique de la « gégène » mise au point par les tortionnaires de l’OAS en Algérie que les Italiens appliquèrent consciencieusement, avec des résultats toujours satisfaisants. »
Au fil des années, ces belles vallées de montagne furent ainsi malmenées par une géopolitique qui ne laissait aucune chance à quiconque de choisir le ‘bon’ camp. Inexorablement, les roues dentées de l'Histoire broyèrent les familles une à une, génération après génération, quelque soit le bord, quelle que soit l'époque.
Et c'est dans l'une de ces vallées que naquirent Vera et sa mère Gerda.
Et c'est l'histoire de ces deux femmes, l'Histoire de ces vallées et de ces années, que nous raconte Francesca Melandri, alternant avec équilibre et précision les chapitres, le présent de la moderne Vera et le passé de la savoureuse Gerda.
D'une belle écriture ronde et puissante, et avec une force évocatrice peu commune.
Parti avec l'envie de découvrir la géographie et l'histoire d'une région, on s'est laissé attraper et surprendre par une belle plume et un beau roman.
« [...] La nouveauté la plus sensationnelle fut la création d’un vrai w.-c., pas dans la cour mais, luxe inouï, à l’intérieur de l’habitation : il ne serait plus nécessaire de sortir à la belle étoile pour faire ses besoins pendant les nuits d’hiver. Paul invita tout le voisinage pour fêter son inauguration. Il se comporta de façon très généreuse : il montra non seulement aux voisins son Wasserklosett immaculé, mais il insista pour que les gens l’essaient. Et afin que tous, adultes et enfants, profitent bien de cette occasion exceptionnelle, il fit préparer par sa mère et ses sœurs de grandes quantités de Zwetschgenknödel — les canederli aux prunes, on sait qu’il n’y a rien de mieux pour stimuler la digestion. Le Wasserklosett fut testé par les voisins plusieurs fois, sans que la canalisation se bouche. Ce fut une fête mémorable, dont on parla encore bien des années plus tard. »
Gerda était si belle que dans ces vallées rustres et en ces périodes frustes, aucun homme, pas même un militaire en garnison, n'osait lui manquer de respect.
Elle tomba tout de même amoureuse. Une fois. Une seule fois. La fois de trop. Juste de quoi être rejetée par ses propres parents, quelques semaines avant de donner naissance à Eva.
De sa mère trop tôt célibataire, Eva n'héritera que de deux choses : sa beauté et son histoire tragique. Ça aide pas forcément à grandir, mais ça nous vaut un beau roman sur fond de montagnes et d'Histoire.
« [...] Eva, dis-je, en serrant sa main.
— Un beau nom, presque comme vous… »
Traînant ma petite valise derrière moi, je m’éloigne gaiement : rien ne donne plus d’élan aux pas d’une femme qu’un compliment. Ça, ma mère le sait bien. »
Et nous voici sur les traces d'Eva partie vers le sud tout en bas de la botte, retrouver Vito (trouver plus exactement) un père (ou presque ?) qui, sentant sa fin prochaine, vient tout juste de prendre ou reprendre contact avec elle.
« [...] L’histoire d’Eva, avec ses délicats corolaires de mère célibataire, d’oncle terroriste, de grand-père qui vous donne froid dans le dos rien qu’à le regarder dans les yeux. »
De manière plutôt inattendue, on retiendra sans doute de ce roman les superbes pages sur la cuisine du grand hôtel sudalpin où Gerda gravit un à un les échelons depuis les travaux infamants de la plonge jusqu'aux fonctions sacrées de la découpe des viandes. Ces chapitres sont peut-être les plus beaux et certainement les plus évocateurs de ce bouquin.
Un roman passionnant. Un roman de passions : culturelle, amoureuse, linguistique, culinaire, ...
Rappelons ce que l'on disait de la Tour d'Arsenic la saga familiale de Anne Birkefeldt Ragde, dont Francesca Melandri pourrait être le pendant méridional :
“Ça se lit presque comme un thriller à suspense et, avide de découvrir les secrets de chacune de ces femmes, on dévore ce gros bouquin sans pouvoir le lâcher.”
Et pour revenir à notre fil conducteur Historique, soulignons qu'il n'est pas inutile de se remémorer ces anciens séparatismes culturels et linguistiques à la veille de nouveaux et très actuels séparatismes économiques : [clic].
Que vous dire d'autre encore ?
Ah oui, on allait oublier : il ne s'agit que d'un premier roman.
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