Maine, de J. Courtney Sullivan
Une chronique de Bruno (BMR )
Pour celles et ceux qui aiment le Maine et les femmes.
Dans la famille Kelleher, je voudrais la mère ...
On connaissait déjà le Maine (qui est un peu aux new-yorkais et aux bostoniens, ce que les Côtes d'Armor sont aux parisiens) depuis les parties de pêche du regretté William G. Tapply et ses trop peu nombreux polars ou les parties de chasse un peu folles de Gerard Donovan.
Voici un autre voyage organisé cette fois par Julie Courtney Sullivan, une auteure tout juste trentenaire. C'est là son second roman après Les débutantes (pas lu).
Saga familiale, roman choral, manifeste féministe, ... autant de classifications bien réductrices.
Oui, bien sûr il est question d'une famille.
Oui, bien sûr il est question de femmes.
Quatre femmes d'une même famille s'expriment chacune leur tour, au fil des chapitres, sur leur vie, leurs états d'âme, le poids de leur passé, les éducations et les hérédités pas toujours bien assumées, ...
Dans le Maine pas plus qu'ailleurs, on ne choisit sa famille. On ne s'aime donc pas plus qu'ailleurs. Et les regards des unes portés sur les autres ne sont donc pas plus tendres qu'ailleurs.
« [...] Mais c’était comme ça avec les Kelleher. Personne ne regrettait les paroles blessantes, personne ne s’excusait. Jamais. Ils se contentaient d’étouffer le tout dans de la sauce pour spaghettis, des blagues éculées et des cocktails forts. »
Sauf que J. Courtney Sullivan nous promène fort justement de l'une à l'autre.
Quatre portraits de femmes : la grand-mère, la mère, la fille, la pièce rapportée ...
Et telle qui se montrait tout à fait insupportable dans ce chapitre, apparaîtra quelques pages plus loin comme une personnalité bien plus complexe, plus riche et plus intéressante qu'au premier regard.
Une famille irlandaise, chaotique et catholique, quatre femmes et une maison de famille à Cape Neddick dans le Maine. Vieilles disputes, secrets inavoués, rancunes tenaces et jalousies entretenues : famille je vous aime.
« [...] Il était illusoire de se tourner vers les membres de sa famille. Ils étaient trop pris dans leurs propres histoires, trop proches, pour vous dire ce que vous aviez besoin d’entendre. Peut-être que c’était pour cette raison que sa mère avait fini par partir, pour qu’on la voie telle qu’elle était. »
Bien vite après quelques pages, l'ironie mordante ne prête plus à sourire : on comprend alors que chaque méchanceté, chaque vacherie, chaque rosserie, n'est finalement qu'un symptôme de plus de blessures profondes et douloureuses.
Aucune pesanteur dans ce gros pavé (plus de 400 pages : il faut du temps et de la patience pour plonger jusqu'au cœur de ces femmes) fait d'introspections, de dialogues et de souvenirs.
L'écriture est agréable et fluide, au standard américain donc sans grande originalité mais parce que toute la place est laissée au sujet et à sa narration.
Il ne se passe pas grand chose dans ce roman : peu ou pas d'action, on passe d'un personnage à l'autre, on découvre peu à peu toute l'histoire de cette famille et de ces femmes et l'on devine qu'au fil des pages, trois ou quatre générations finiront par se retrouver sous le même toit. Mais c'est captivant et lorsqu'aux trois-quarts du bouquin les quatre femmes se télescopent enfin, quel feu d'artifice (on approche d'ailleurs du 4 juillet) : on les connait bien désormais et leurs dialogues sont alors un vrai régal.
Ce qui rend ces femmes passionnantes et attachantes (alors qu'elles sont au demeurant exaspérantes et irritantes) ce sont bien leurs difficultés à endosser le rôle qui leur est donné : bonne épouse ou bonne mère, chaque génération a eu, a ou aura bien du mal à entrer dans le carcan, beaucoup de mal.
Le regard de la jeune J. Courtney Sullivan est étonnamment juste et perspicace.
Férocement désabusé aussi.
Theoma titrait son billet "les dents de la mère" et c'est bien de cela dont il est question tant cette maternité, souvent toxique, est au centre de ces histoires et de ce roman.
« [...] Elle savait qu’elle était enceinte, mais il était encore possible de ne pas y penser en permanence. Peut-être que ces femmes qui accouchaient à terme dans les toilettes du McDonald’s niaient comme elle la réalité le plus longtemps possible. »
« [...] Elle finit par se redresser et appeler sa mère. Elle ne pouvait pas garder le secret plus longtemps. Cet enfant la rendait littéralement malade (était-il possible d’être allergique à son propre fœtus ? Non, cela paraissait ridicule). »
« [...] C’est la maternité en général qui rend une femme folle. Toutes ces hormones te tombent dessus. Tu n’arrives pas à dormir. Tu ne peux pas raisonner cette créature hurlante. Avant d’avoir des enfants, je croyais que les gens qui secouaient les bébés étaient des monstres. Après, je me suis rendu compte que cette pulsion est totalement naturelle. C’est s’en empêcher qui demande des efforts. »
« [...] C’était une malédiction bien particulière d’avoir une mère superbe, alors que vous-même n’étiez que dans la moyenne. »
« [...] - Toi, tu es leur mère. C’est ton boulot. Je ne peux pas te surveiller à chaque minute. Elle sanglotait.
- Je t’ai dit que je n’y arriverai pas, je te l’ai dit il y a des années.
- Mais non, ne dis pas n’importe quoi. Tu es une mère merveilleuse, dit-il, d’une voix un peu plus douce. »
« [...] Quand elle était petite, sa mère l’avait traînée à de nombreuses réunions des Alcooliques Anonymes, parce qu’elle ne trouvait pas de baby-sitter mais également parce qu’elle y voyait une sorte de traitement préventif. »
En contrepoint, les hommes, pères ou maris, sont insignifiants, fondus dans le décor de la maison et donc presque absents de l'histoire, parfois même franchement décédés, ce qui est fort pratique pour les idéaliser et nous éviter d'avoir à regarder à l'intérieur ...
La question des femmes suffit à J. Courtney Sullivan.
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