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Publié par collectif-litterature

Le Royaume, d’Emmanuel Carrère

Une chronique d'Éric

Curieuse tentative que ce nouvel opus d’une œuvre singulière entre essai, autobiographie et enquête, aujourd’hui proposé par Emmanuel Carrère. Très tôt confronté — suivant la volonté de sa mère — à un tutorat spiruel incarné par sa marraine Jacqueline afin de parfaire une éducation intellectuelle, l’auteur aborde très jeune l’étrange continent de la religion et de la Bible en particulier. Mais c’est à l’orée de sa carrière littéraire qu’il connaît une crise existentielle éprouvante qui va le conduire à établir une discipline spirituelle contraignante afin d’affermir une foi ancrée sur des certitudes dogmatiques.

Parallèlement, la dépression l’accompagne et s’il vit sous le signe de la grâce, le doute ne cède pas de terrain, l’impossibilité d’écrire également, si bien que l’idée de suicide détruit toute projection dans une création quel qu’elle soit : son psychanalyste, François Roustan (ancien jésuite tiens ! tiens !) lui dit ironiquement que dans l’existence il y a toujours deux possibilités : celle de se tuer évidemment « mais qu’il est aussi envisageable au fond de vivre ». Il fait des retraites avec de bons cathos, « n’hésitant pas à danser avec une jeune fille trisomique en chantant « Jésus est mon ami ». Ce temps de recherche loin de l’écriture l’amène à un point de rupture avec ce qu’il croyait être sa vocation ; il avoue pince sans rire que « Dieu souhaite peut-être que je cesse vraiment d’être écrivain, que je devienne, je ne sais pas, brancardier à Lourdes ».

Cette crise nous est relatée avec beaucoup d’autodérision, voire d’ironie et Carrère révèle à vif toute son humanité comme s’il voulait tenir à distance le double sérieux qui pourrait nous présenter un catéchisme trop convenable sans patine humaine.

Quelques années plus tard au cours d’un repas avec le réalisateur du téléfilm « les revenants », il aborde la question de la résurrection, « de cette croyance folle en un au-delà qui subsiste encore dans l’esprit de bien des chrétiens ».

Est-ce là au fond l’essence du christianisme, que désigne le verbe croire et pour quelle raison un obscur mouvement galiléen à t-il fait émergé au long des siècles une croyance folle qui survit encore aujourd’hui malgré le rationalisme, le progrès scientifique et l’espace renouvelé du tout numérique ?

L’enquête commence ainsi à la fois comme une introspection vive et profonde et en même temps comme l’étude minutieuse du cheminement de cette conception du monde à la suite des premiers chrétiens, Paul et Luc dans le cadre du monde romain et tout autour dans ce bassin méditerranéen soumis à l’autorité de Rome. Le premier est un personnage flamboyant, jadis persécuteur des gens de « la voie », maintenant pharisien converti brutalement sur le chemin de Damas, rhéteur combatif et fougueux, prosélyte incomparable mais parfois pénible ; à sa suite vient celui qui a en charge le devoir de raconter et de transmettre la parole du grand homme plus théologique que directement christique auquel s’identifie immédiatement l’auteur. L’écrivain Luc doit mettre en musique l’enseignement de Paul-apôtre qui n’a pas connu Jésus, charger pourtant d’annoncer le christ crucifié et ressuscité au païen alors qu’il ne dispose que de témoignages indirects et d’un recueil de « loggia » (paroles et récits de Jésus). Carrère s’identifie évidement à l’auteur de l’évangile ainsi qu’au rédacteur précis du récit « des Actes des apôtres », homme double à la fois historien intransigeant et romancier habile de l’épopée christique. L’auteur de » l’adversaire « s’interroge également sur ce qui est pour lui la substance du message qui prône l’inversion des valeurs (“les premiers seront les derniers” etc.) c’est à dire une parole révolutionnaire, toujours pertinente aujourd’hui mais inapplicable. À nouveau le fil de l’intrigue se tord : le christianisme annoncé est avant tout théologique plus que restitution fidèle du message du messie. Paul est chargé d’enseigner » au non-juif » un message qui pourfend toutes les entraves et qui met fin à bon nombre de tradition.

« Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » 1 cor 22-25

Carrère n’oublie pas d’évoquer les querelles fondatrices entre ceux que l’auteur de « l’épître aux Romains » appelle les « colonnes de l’église », Pierre et Jacques, frère de Jésus et chef de l’église de Jérusalem, gardien du Temple et de la théologie orthodoxe et lui-même alors que l’Église primitive apparaît tout juste et s’établit sur un socle bien fragile déjà contaminé par des jalousies et des jeux de pouvoir bien humains.. L’Église primitive voit l’étau se refermer sur elle-même entre une utopie irréalisable et l’acceptation par Constantin au IIIe siècle d’un état fondé sur ses principes.selon la belle forme d’Alfred de Loisy « le royaume fut annoncé et l’église est venue ».

C’est au fond de tous ces tiraillements qu’Emmanuel Carrére restitue l’image d’une belle idée enfouie qui ne demande qu’à renaître de la cendre de toutes nos incertitudes et découragements. 

Eric Furter

Le royaume,
Prix littéraire du Monde 2014
Emmanuel Carrère
Editions P.O.L. 2014
640 pages

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